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Mais qui croit (encore) aux histoires de fantômes ?

Spoiler : beaucoup de monde. Et selon les experts, il n’y a pas de quoi s’en étonner.

Par
Antonin Gratien
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2017, Franche-Comté. Beverly part avec son compagnon d’alors pour un week-end en amoureux. Destination ? Une vaste maison de campagne, isolée juste ce qu’il faut. Idéal sur papier. Dans les faits, moins. Beaucoup moins. Le lieu est vieillot, vétuste. L’atmosphère les étouffe. Il y a la crasse, les grincements. Et surtout cette curieuse sensation de présence, une fois monté dans la chambre conjugale où, en tête de lit, trône un étrange crucifix. Comme l’impression que quelqu’un épie chaque fait et geste, depuis un coin de la pièce. Ou pire : l’extrémité de la couche. On serre les dents, on ferme les yeux. On essaie d’oublier. Bon. La nuit passe.

Le lendemain, virée au Luxembourg. Le couple rentre une fois la nuit tombée et… Tiens, tiens. Bizarre. En s’approchant de la lugubre demeure, quelque chose frappe nos tourtereaux. La portée d’entrée est grande ouverte, les lumières toutes allumées. « Pourtant j’étais sûr de… ». Oui, oui. Pas de doute, l’électricité avait été coupée avant le départ, et l’entrée soigneusement verrouillée. Alors quoi ? Un cambriolage, peut-être.

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Tandis que Beverly se calfeutre dans sa voiture, l’aimé s’arme d’un fusil de chasse pour inspecter la maison. Terrifiée à l’idée de rester seule, notre héroïne décide à pas hésitants de le rejoindre quelques minutes plus tard. Elle entre à son tour, puis s’arrête net lorsqu’elle distingue au fond d’un couloir mal éclairé une silhouette. Celle d’une petite fille, vêtue d’une robe blanche, la coupe au carré. L’enfant la fixe. Aussitôt, Beverly prend ses jambes à son cou.

Une histoire pas si « extraordinaire »

Scénario du prochain hit de la franchise Conjuring ? Nope. Juste le « très mauvais souvenir » d’une femme qui, sans accorder spécialement crédit aux esprits frappeurs a « toujours été sensible au paranormal ». À l’époque où chacun s’émerveille des dernières trouvailles galactiques du télescope James Webb, où le plus influent des influenceurs aka Elon Musk ne jure que par l’astrophysique et surtout, surtout, qu’une science triomphante semble être parvenue à lever le voile sur les insondables énigmes des siècles passés – de la création de l’univers à l’origine des humains – ce récit a tout de même de quoi étonner. Voire susciter la moquerie. « Quoi, en 2022 t’es encore assez pigeonne pour croire au Croquemitaine ? ». Vous voyez le genre.

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Aux yeux d’une multitude, l’histoire de Beverly est tout au plus bonne à faire foutre les jetons au petit cous’ Daniel en clôture de dîner familial. Aux yeux d’une multitude, oui. N’empêche que d’autres n’y voient rien de délirant. C’est le cas de l’Institut Métapsychique International, une structure reconnue d’utilité publique dédiée à la recherche dans le champ du paranormal, pour qui ce récit mérite carrément une étude sérieuse. « Les témoignages d’apparition sont assez fréquents chez nous », atteste Paul-Louis Rabeyron, pédopsychiatre et chargé de cours à l’Université aujourd’hui vice-président de l’établissement parisien placé sous l’égide du Ministère de l’Intérieur.

Depuis sa naissance en 1919, l’IMI investigue deux classes de phénomènes paranormaux « tels que les parapsychologues les décrivent et étudient depuis la fin du XIXe siècle ». D’une part les phénomènes dits de perception extra-sensorielle, style « télépathie, clairvoyance et précognition ». D’autre part la psychokinèse. Soit les interactions esprits- matière dans lequel rentre « la phénoménologie des poltergeists » – une confrontation à des phénomènes « troublants, déstabilisants, inhabituels ». « L’histoire de Beverly relève complètement de cette catégorie et elle est loin d’être isolée », pointe notre expert.

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En témoigne le récit d’Ambre. Enfant, cette illustratrice a plusieurs fois séjourné en compagnie de son père et ses sœurs dans une maison « hyper méga cliché ». Style un côté a 100 ans, l’autre 200. Avec un tunnel bouché menant à un château, de l’or planqué à proximité, une personne âgée décédée dans une des pièces, plusieurs objets dissimulés au creux de murs fraîchement abattus pour rénovation. Clairement, la maison a une dégaine « chelou ». Si ce n’était que ça…

Bien vite, Ambre constate des « trucs qu’on peut pas expliquer ». Un coup c’est un cube posé depuis des années sur une étagère qui se trouve propulsé à ses côtés, l’autre un pan d’étagère qui s’effondre soudainement et révèle au sol la pochette précise d’un vinyle que son père avait désespérément expliqué, deux minutes auparavant, avoir égaré. Sans oublier cette fois où belle-maman a aperçu la silhouette d’une femme flottant au-dessus d’une des enfants, tout juste bordée. Il y a aussi les lumières qui déconnent, les portes qui s’entrebâillent, les mystérieux bruits de pas. Bref, « toute une gamme de phénomènes type poltergeist », résume Paul-Louis Rabeyron.

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Pas de ghostbusters en action, mais des test à « sujet psi »

De quoi flipper, non ? « Moi j’étais assez chill », pose Ambre. « Certes l’atmosphère pesait mais de là à supposer que la maison soit hantée… Ça serait interprétatif. Je me suis limitée à constater qu’il y avait de l’inexplicable ». Une posture intellectuelle proche de celle de l’IMI. « Nous sommes là pour questionner des faits, pas pour verser dans l’approche spiritiste », insiste Paul-Louis Rabeyron. Autrement dit les membres de l’IMI n’enfilent pas de combi’ gohstbusters pour mener bataille contre l’Esprit Malin, sel à la main, crucifix au cou.

« Les parapsychologues que nous sommes revendiquent une approche rationaliste qui s’emploie à décrire et comprendre des phénomènes marginaux à la lumière des sciences humaines (la psychologie, l’anthropologie…) comme exactes (la statistique, la physique…) ». Si vous appelez l’Institut, ne vous attendez donc pas à impulser une expédition d’exorcisme, mais plutôt recevoir des questions sur votre passé, bénéficier d’éclaircissements conceptuels ou vous voir proposer… Des tests.

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Car oui, ceux qui s’estiment doués de capacités paranormales – les « sujets psi », dans le jargon – peuvent s’éprouver à l’Institut. Prenez Ysé, par exemple. Cette infirmière issue d’une « famille médiumnique » estime ressentir des « énergies », faire des rêves prémonitoires. Et même être entrée en contact avec des entités. Un profil qui pourrait « tout à fait » faire l’objet d’une observation entre les murs de l’IMI, selon Paul-Louis Rabeyron. Pas tant pour le côté get in touch avec des défunts que sur le versant voyance.

Plusieurs « protocoles bétonnés grâce à des calculs statistiques » existent. Il y a, par exemple, cet exercice consistant à faire deviner des images à distance via support informatique. On évalue les probabilités moyennes que l’individu vise juste et « dans les cas les plus spectaculaires, le sujet semble capable de résultats supérieurs à ce que devrait donner le hasard », assure Paul-Louis Rabeyron. Mais bien d’autres possibilités d’entretien ou de test sont envisageable, en fonction des vécus. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il existe une vraie demande pour tenter l’expérience. Plusieurs personnes appellent par mois l’IMI, que ce soit afin de partager un vécu troublant, ou passer ces fameux tests. Le signe que malgré nos avancées technologiques galopantes, nos prouesses en matière de recherche génétique, notre regard tourné vers un cosmos de moins en moins nimbé de mystères, l’Occident céderait toujours aux sirènes de l’irrationnel ? Et pourquoi pas.

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La science, une rationalité comme une autre ?

Selon une étude Yougov commandée par l’Obs et révélée en 2019, un français sur trois croirait aux fantômes. Un chiffre écrasant qui n’étonne pourtant guère Paul-Louis Rabeyron. « Nous vivons une période de crise qui, comme à différents moment de l’histoire, exacerbe l’intérêt vers les croyances alternatives ». Et il ne s’agit pas simplement de la foi accordée en les démons à la The Ring. Mais du boom du tarot, de l’astrologie et de la sorcellerie. De la mode des thérapies marginales, du Reiki à la sophrologie, de l’élan panthéiste, des rituels dédiés à Pachamama. « Le nombre de décès lié à la Première Guerre Mondiale avait favorisé un certain spiritisme dans les années 20-30, puis, dans les années 60, la critique du matérialisme capitaliste, la sensibilisation à l’écologie, le développement du mouvement féministe et le retour de questions spirituelles portées parfois par des scientifiques de formation ont nourri les racines d’un mouvement New Age bien installé aujourd’hui », analyse le spécialiste.

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À plage historique critique, floraison de croyances alternatives, donc ? Olivier Bobineau, sociologue des religions et auteur de L’incroyable histoire de l’église à paraître en septembre aux Arènes Editions, approuve. « Notre société est multirisque. L’ombre de la guerre nucléaire, la sinistre menace des catastrophes environnementales et sanitaires… Ajoutez à cela la disparition des repères d’autorités traditionnels tels que la figure paternelle ou la religion institutionnelle, et vous obtenez un état de préoccupation générale qui pousse les individus à chercher du sens ». Histoire d’être rassuré. Et pour cela, tout est bon.

Chacun opère, dans son coin, un « bricolage axiologique » qui touche autant la science que le paranormal – un champ « sociologiquement défini à l’époque contemporaine comme l’ensemble des dispositifs, visions, croyances qui à la fois s’éloignent de la raison scientifique mais aussi la relativisent ». Car, après tout, rappelle vigoureusement l’expert : « plusieurs régimes de rationalité existent. La science en a un, et il a été culturellement hissé en position hégémonique, en lieu et place de l’Eglise catholique d’antan. Mais il est évident que le paranormal dispose également d’une rationalité propre ». Un système qui tisse, lui aussi, « une toile de signification » dont les éléments sont autant de clés de lecture possible du monde – mobilisées en parallèle d’outils socialement reconnus comme « légitimes », tels que les mathématiques, la physique, la biologie…

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C’est ce « braconnage spirituel » faisant feu de tout bois qui rend possible l’improbable cohabitation en bonne harmonie entre le crédit accordé à la « raison scientifique », et la pratique du chamanisme, de la sorcellerie ou de la lithothérapie. Un coup lecture attentive du dernier article de The Lancet, l’heure d’après session Ouija avec les potes. Bra-co-nna-ge spirituel, qu’on vous dit. En ce quart de XXIe siècle, loin de nous enfoncer dans un couloir cartésien, nous assisterions plutôt à une ère d’inclusivité où chacun bidouille une spiritualité à soi, faite maison – loin des modèles normatifs dominants (science dure, trois monothéismes des livres…). Une liberté de pioche parmi les divers régimes de rationalité à disposition qui laisse aujourd’hui porte ouverte à des croyances que l’on pensait – injustement – anachroniques. Ou risibles. Ce n’est pas Beverly, Ambre ou Ysé qui vous diraient le contraire. Bouh !