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L’inceste impuni

Par
Isabelle Delorme
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Lorsque j’ai lu dans Le Monde quelques minutes après sa publication le premier article consacré au livre La familia grande de Camille Kouchner, j’en ai eu la nausée. Je me souviens avoir croisé mille fois Olivier Duhamel dans les couloirs de Sciences Po ou rue Saint-Guillaume, avoir apprécié son style plutôt décontracté à l’époque et ses bouquins didactiques… Comment aurais-je pu deviner ? Puis, au fil des tweets du mouvement #meetooinceste, mon effroi a été immense en découvrant les chiffres du dernier sondage Ipsos révélant que 1 Français sur 10 déclare avoir été victime d’inceste. De quoi faire basculer toutes mes certitudes sur le monde dans lequel on vit. Comment est-ce possible ? Que peut-on faire ? Des expertes m’ont ouvert les yeux.

Un chiffre noir masqué sous le tabou

« On ne voit que la surface de l’iceberg ! », prévient d’emblée Victoria Mizrahi, conseillère conjugale et familiale à La Rochelle qui assiste victimes et auteur.e.s d’inceste. Comme la mort de Marie Trintignant avait alerté sur la violence conjugale, les livres Le consentement de Vanessa Springora et La familia grande de Camille Kouchner brisent le tabou et « permettront aux victimes de parler un peu plus car il faut de grands esclandres qui concernent des personnes connues pour que les gens parlent », lance la Rochelaise.

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La sociologue Marie Romero, qui a écrit une étude en 2018 basée sur 27 affaires jugées, déplore le « chiffre noir de l’inceste ». Pour l’experte, la société ne se posait pas les questions actuelles il y a dix ans où l’inceste était considéré comme grave, mais masqué socialement sous une forme de déni ou de tabou. En 1999, le livre Inceste de Christine Angot avait d’ailleurs fait l’objet de certaines critiques violentes. Selon Marie Romero, La familia grande « peut aujourd’hui avoir l’énorme impact qu’il n’aurait peut-être pas eu dans les années 1990 ». Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’Association mémoire traumatique et victimologie, confirme un tournant historique rendu notamment possible grâce à #metoo et l’affaire Matzneff. « Cette fois, la couverture médiatique sécurise et légitime la voix des victimes, qui ont l’espace pour être entendues dans un contexte de solidarité », se réjouit celle qui a été elle-même victime de viol pendant son enfance.

90% des victimes se murent dans le silence

« Les chiffres sont effarants ! On estime que seulement 10% des victimes portent plainte », dénonce Marie Romero. Les causes sont nombreuses selon l’experte : une omerta familiale et souvent des sentiments mêlés de peur et de honte. « Les victimes ont honte car ce sont des faits de nature sexuelle et elles peuvent se sentir coupables. Elles ont peur de ne pas être crues, et surtout de briser leur famille, peur aussi d’un parent tyran domestique ou violent », explique la sociologue.

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Le dévoilement peut être lié à un parcours de vie ou événement familial selon l’experte : un départ, une séparation, une naissance, la peur pour d’autres victimes au sein de la famille… Un accompagnement professionnel peut aussi libérer la mémoire et la parole. « Ils ou elles ne viennent pas pour ça d’abord mais pour des problèmes de couple, de sexualité ou des répétitions transgénérationnelles dans les histoires, et à un moment donné le refoulé et l’amnésie remontent en surface », raconte Victoria Mizrahi (qui rappelle que les femmes aussi peuvent commettre l’inceste), avec une pression sur l’enfant. « Il ou elle dit que tout le monde fait ça, que c’est une initiation sexuelle ou alors brandit des menaces », rapporte la conseillère conjugale.

« Je ne pouvais survivre qu’en mode totalement fantomatique, automatique, déconnecté… plus là. »

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Pour Muriel Salmona, le monde a basculé. « Pour survivre en restant dans mon cadre familial avec ma mère qui était à l’origine de la situation, ce n’était pas possible d’être avec ces émotions et consciente. Je ne pouvais survivre qu’en mode totalement fantomatique, automatique, déconnecté… plus là. Beaucoup de victimes décrivent cela ». Un tunnel dont elle émerge au collège grâce à des professeurs notamment. Selon la psychiatre, le risque traumatique est d’autant plus grave que les faits se produisent avant 10 ans, dans un contexte intrafamilial, qu’ils sont criminels avec des viols et se répètent dans le temps. Sans secours, l’enfance saccagée entraîne des conséquences très lourdes à long terme.

2% des victimes obtiennent réparation par une condamnation

« Peu de victimes saisissent la justice et 70% des plaintes sont classées sans suite. C’est énorme ! », lance Marie Romero pour qui l’enjeu de la preuve est double : preuve matérielle (plus de traces des années après, souvent pas de témoins) et preuve du non-consentement. Car en France, le non-consentement des mineurs doit actuellement être prouvé. « Il peut se déduire indirectement de la violence, la contrainte, la menace et la surprise, explique la sociologue. Mais ces éléments constitutifs du viol ne sont pas ce qui caractérise le plus l’inceste car on sait qu’il y a une relation de domination et d’emprise », précise-t-elle.

« Il faut mettre un seuil d’âge de 15 ans en général et de 18 ans en cas d’inceste »

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Le Sénat vient d’adopter une proposition de loi visant à créer un nouveau crime sexuel pour interdire tout rapport sexuel avec un mineur de 13 ans, sans que soit interrogée la question du consentement. Mais Muriel Salmona est abasourdie par ce seuil d’âge, rappelant que le frère de Camille Kouchner avait 14 ans au moment des faits. « C’est indécent et pas du tout dans la ligne des recommandations du Conseil de l’Europe. Il faut mettre un seuil d’âge de 15 ans en général et de 18 ans en cas d’inceste », préconise la présidente qui milite également pour l’imprescriptibilité des crimes sexuels.

Parler, écrire, libérer

« Le fait d’être écouté, entendu, compris, reconnu victime, peut permettre de sortir du trauma par une thérapie et de rentrer en résilience », constate Victoria Mizrahi. L’art, l’écriture, aident certain.e.s à sortir du silence. Mais selon Muriel Salmona c’est avant tout à la société d’agir pour porter secours aux enfants. « Il est hors de question d’attendre qu’un enfant parle !, lance la psychiatre qui rappelle les nombreux freins à la libération de la mémoire et de la parole. Les chiffres de l’inceste sont tels qu’il faut leur poser systématiquement la question ».

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Marie Romero a d’ailleurs relevé le rôle déterminant des institutions dans de nombreuses affaires qu’elle a étudiées. Des écoles, hôpitaux, professionnels de l’animation, ont donné à l’enfant un espace de parole devant des résultats scolaires en chute, de la violence, des comportements sexuels inadaptés, une anorexie, tentative de suicide ou scarification… « Dans beaucoup d’affaires, on retrouve des familles suivies par des travailleurs sociaux formés à ces questions, constate la sociologue. On y repère plus facilement l’inceste que dans des familles socialement bien intégrées où l’épaisseur des murs ne permet pas de savoir ce qu’il s’y passe et qui bénéficient d’un capital social et économique leur permettant de se défendre ». Mais ces institutions sont trop souvent démunies.

Je me souviens que lorsque j’ai lu le livre Respecte mon corps à mes enfants, j’étais plus gênée qu’eux. Parce que les adultes se mettent des barrières inutilement. La route est encore longue pour que le tsunami fasse fondre l’iceberg, mais le processus a commencé.

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