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Mon pouce s’arrête sur une image d’un soldat russe gisant au sol recouvert de neige. J’ai du mal à comprendre ce que je vois, ne saisissant pas tout de suite que cette scène est bien réelle et qu’elle ne date pas de 1940, mais d’il y a quelques jours à peine.
Un glissement de doigt, une nouvelle horreur : une famille doit se réfugier dans son sous-sol lorsqu’un jet passe au-dessus de leur maison et que des explosions font branler les murs. Un enfant s’époumone en pleurant en arrière-plan de la vidéo.
Un dernier arrêt dans ce carrousel irréel : des citoyens et citoyennes prennent les armes pour défendre leur ville, qui, vraisemblablement, ne tiendra pas long feu sous les assauts de la puissante et terrible armée de Poutine.
Je glisse enfin mon doigt vers le bas et tombe sur un peu de ce réconfortant vide numérique : un Reel d’une connaissance au Mexique qui vit la vida loca, loin des masques et mesures sanitaires qui s’agrippent au quotidien ici depuis pratiquement deux ans. Un interlude ensoleillé et étincelant de nombrilisme dans ces temps où tout semble voué au gris du désespoir.
Gris comme le ciel de Kiev strié par les tirs de roquette en ce mois de février. Gris comme le teint du président ukrainien Volodymyr Zelensky lorsqu’il accepte des pourparlers avec son voisin aux aspirations mégalomaniaques quand celui-ci brandit la menace nucléaire telle une épée de Damoclès apocalyptique. Gris comme les visages émaciés et cernés des citoyennes et citoyens prêts à scander haut et fort « Gloire à l’Ukraine ! » jusqu’au bout, arme au poing et peur au ventre.
À plusieurs centaines de kilomètres de ce théâtre de l’épouvante, rivé sur mon écran à angoisser à l’issue de cette guerre insensée, j’ai envie de faire ma part. Je like des publications sur Instagram, Facebook, Twitter et suis à l’affût des nouvelles vidéos TikTok captant les affrontements, parfois filmés en direct.
J’en parle avec mes proches, m’informe sur le sujet, salue les initiatives de toutes parts pour mettre des bâtons dans les roues au gouvernement du président russe.
La réalité fait trop mal à admettre à cette ère où on se doit de se sentir important.e : je suis totalement, ridiculement, épouvantablement impuissant sur le cours des événements de l’Histoire.
Je m’essouffle dans les manœuvres les plus anodines, voire stupides, parce que la réalité fait trop mal à admettre à cette ère où on se doit de se sentir important.e : je suis totalement, ridiculement, épouvantablement impuissant sur le cours des événements de l’Histoire.
Mon pouce n’empêchera en rien qu’un bloc de logements finisse en poussière, les souvenirs qui lui appartenaient en prime. Ma consommation effrénée de nouvelles aux titres alarmants ne fera pas reculer d’un iota le tank qui s’apprête à démolir la voiture avec laquelle un père de famille a appris à conduire à sa fille dans les rues de Donetsk.
« Ça me fend le cœur, quand je pense aux civils ukrainiens… Ça fait peur », m’a écrit une amie le fameux jeudi où tout a basculé. Pour être honnête, je ne voulais pas y croire, au début. Je me fermais de mes émotions, j’ai fermé mon empathie derrière les portes de mon cœur à double tour.
Je ne pouvais pas imaginer qu’après deux ans de pandémie, à l’heure où la planète se remet à peine de ses erreurs qui ont coûté la vie à des millions de personnes, où tout est à refaire, rebâtir, redonner, on puisse en arriver là. Tomber encore plus bas dans la démence collective au lieu de souffler sur les braises de l’espoir pour des jours même pas meilleurs, mais moins merdiques.
Non, je ne pouvais pas faire ça à mon cœur. Sa blessure est trop large et vive, la fissure des vingt-quatre derniers mois ressemblant maintenant à un fleuve houleux dont les mauvaises nouvelles élargissent un peu plus les rives chaque jour.
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Dans une chronique pour Le Soleil, le journaliste québécois Frédérick Lavoie décrit son ambiguïté à retourner en Ukraine couvrir un nouveau conflit, lui qui avait côtoyé la mort de très près il y a sept ans, alors que le pays était en pleine crise. « J’espère dans les prochains jours pouvoir vous rapporter les histoires de celles et ceux qui subissent cette guerre ou la fuient, écrit-il. J’espère en particulier réussir à faire jaillir quelques parcelles de beauté et de solidarité dans tout cela, pour qu’on ne se laisse pas écraser par cette lourde chape de haine et de violence que Vladimir Poutine cherche à poser sur le peuple ukrainien et sur le reste du monde. »
Je lis sa chronique avec admiration et, je dois l’avouer, une pointe de jalousie. En toute connaissance du désastre inhumain qui l’attend, le journaliste replonge volontairement dans la boue immonde de la guerre en espérant « faire jaillir quelques parcelles de beauté et de solidarité » alors que j’angoisse assis dans mon divan avec les lumières bleues de mon écran qui me brûlent la rétine.
Ma propre petitesse me fatigue. J’opte pour la seule solution qui me paraît logique afin de chasser cet engourdissement : ouvrir Instagram. « Nouveau rapport du GIEC : La crise climatique rapide et plus forte qu’anticipée » titre La Presse. Je m’exécute et like tout ce que je peux sur le sujet, jusqu’à ce que mon pouce fasse plus mal que ma conscience.