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L’humour noir n’est pas mort : il peut même être féministe

God save ces Queens anglophones qui ont le sexisme et les idées rétrogrades dans le collimateur.

Par
Oriane Olivier
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Alleluia : en France, en 2023, l’humour noir, le mauvais goût, et les blagues trash ne sont plus le pré-carré des hommes ! S’il n’y avait auparavant guère que Valérie Lemercier, Marina Foïs ou Chantal Lauby pour oser s’aventurer sur ce terrain miné, depuis quelques années Blanche Gardin, Douilly, Marina Rollman, Tania Dutel, Bérengère Krief ou encore Mahaut (pour ne citer qu’elles) : toutes se sont joyeusement engouffrées dans la brèche ouverte par la popularisation du stand-up dans l’Hexagone, et y ont déversé sans fausse pudeur leurs meilleures punchlines et certaines de leurs anecdotes les plus crues.

Mais si l’art de faire rire au féminin fait enfin sa révolution par ici, le monde anglo-saxon a quant à lui vu émerger depuis plusieurs décennies déjà une palanquée de prodiges de la vanne sans filtre, à la répartie cinglante et aux traits d’esprit aussi affutés que leur sens de l’observation. Ces humoristes, comédiennes, autrices et scénaristes de talent ont contribué à préparer le terrain pour toutes les femmes qui rêvent de gagner leur vie en faisant des blagues douteuses un peu partout dans le monde. Elles sont toujours féministes, parfois pince sans rire, mais elles n’ont surtout jamais peur de provoquer le malaise. Alors on a voulu rendre hommage à ces humoristes qui sévissent outre-atlantique ou outre-manche, et ont le sexisme, la bienséance, et les idées rétrogrades dans le collimateur.

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LES LÉGENDES DU SNL

Véritable vivier de virtuoses de la blague, le Saturday Night Live a vu passer beaucoup de stars de la comédie au fil de ses 48 années d’existence. De Will Ferrell à Eddie Murphy en passant par Andy Samberg, bon nombre des légendes actuelles de l’humour outre-atlantique ont fait leurs premières armes dans cette cultissime émission hebdomadaire, dont certains sketchs ont depuis fait le tour du monde. Et parmi la ribambelle de cracks de la vanne révélés par le show, les femmes tiennent souvent le haut de l’affiche. Il y a d’abord l’inégalable duo formé à l’écran par Tina Fey et Amy Poehler.

Aussi douées et incisives lorsqu’elles se donnent la réplique pour dynamiter la cérémonie des Golden Globes et tirer à blagues réelles sur tout ce que le cinéma hollywoodien compte de monstres sacrés, que lorsqu’elles bossent en solo. Ainsi, Tina Fey n’a jamais cessé de bousculer les codes usuels du divertissement outre-atlantique en créant, scénarisant et apparaissant dans des films ou des séries comiques, dont le retentissement culturel ne s’est pas démenti au fil des ans. Parmi eux, Lolila malgré moi (Mean Girls en VO), un teen movie jubilatoire qui prend le contrepied des bluettes débilitantes pour adolescent.es et reste encore aujourd’hui une pépite du genre, mais aussi les excellentes sitcoms 30 Rocks et Unbreakable Kimmy, deux énormes succès critiques et populaires qui n’hésitent pas à aborder des sujets très sombres comme l’emprise et les violences sexuelles (nda : Unbreakable Kimmy débute par la libération de Kimmy, qui a vécu en captivité dans un bunker sous le joug d’un gourou de secte depuis son adolescence) sous un angle totalement absurde, et jusque là inédit.

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Moins connue que Tina Fey en France, Sarah Silverman est une habituée des polémiques et des controverses outre-atlantique pour son ton irrévérencieux, ses gags scato assumés, et sa fâcheuse tendance à s’attaquer aux sujets les plus tabous. À 50 passés, cette autre ancienne autrice du SNL (où elle n’est restée qu’une seule saison avant d’être licenciée), ne s’est pas assagie mais continue au contraire à travers ses spectacles de récurer les tréfonds de l’âme humaine, qui prend souvent sous sa plume des allures de cuvette de WC. Équilibriste de la blague sans filet, elle se vautre régulièrement dans l’humour le plus scabreux avec une audace qui force le respect. Souvent obscènes, outrancières, et à la frontière du tolérable, les apparitions de l’humoriste sont aussi jalonnées de scandales – parfois justifiés, il faut bien le dire – qui ne devraient pourtant pas éclipser son indéniable talent d’écriture, et l’imaginaire qu’elle déploie lorsqu’elle tente d’autopsier le fonctionnement foireux de notre psyché.

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Enfin, comment parler de mauvais goût et de vulgarité désopilante, sans mettre à l’honneur la géniale Kristen Wiig ? Hilarante dans The Lawrence Welk Show, ce sketch du SNL dans lequel elle joue le rôle de Judy, la petite dernière d’un quatuor de sœurs qui embarrasse ses aînées avec son physique singulier et son goûter composé de chats crevés sur le bord de la route ; mais sa plus belle contribution à l’émergence d’un humour gras au féminin reste tout de même Bridesmaids, dont elle a coécrit le scénario, et qui restera dans les annales de la comédie avec cette scène d’essayage de robes de mariée qui vire au cauchemar à cause d’une intoxication alimentaire…

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LES AUTRICES BRITANNIQUES SUR LE HAUT DU PODIUM

Question humour cinglant dopé aux vannes douteuses, difficile de se mesurer aux Britanniques, qui ont donné leurs lettres de noblesse au mot “sarcasme”. Alors qu’avant 2010, rares étaient les comiques françaises à oser transgresser les clichés éculés sur la féminité, et mettre en scène des personnages au curseur moral détraqué comme celui de certains hommes, dès 1992, Jennifer Saunders et Dawn French, les deux créatrices d’Absolutely Fabulous, cartonnaient déjà outre-manche en créant pour la BBC Eddie et Patsy, un duo de quadras londoniennes aux valeurs aussi solubles dans le rire que les aspirines qu’elles glissaient dans leur champagne pour faire passer leurs gueule de bois. Accros aux drogues, à l’alcool, au sexe sans lendemain et au drama, avec les deux copines, c’est toute la société anglaise bien polissée qui en prenait pour son grade, et qui en redemandait devant sa télé.

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Reine incontestée de l’humour made in England depuis quelques années, Phoebe Waller Bridge pourrait bien être la petite fille illégitime d’Eddie et Patsy. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle a signé en 2019 un contrat de 60 millions de dollars avec Amazon Prime, sans rien promettre d’autre que la possibilité d’une fiction exclusive (et pour l’instant jamais réalisée). Il faut dire que Fleabag – qui est au passage une adaptation télé pour la BBC d’un sketch qu’elle jouait sur scène lorsqu’elle faisait du stand-up – est un véritable chef-d’œuvre de cynisme et de créativité, considéré aujourd’hui comme l’une des meilleures séries comiques de ces 25 dernières années. Un tableau au vitriol de la petite bourgeoisie londonnienne et de la société anglaise, dans laquelle elle parvient à faire rire sur des sujets aussi délicats que la dépression, le suicide, le deuil, la vie sexuelle des ecclésiastiques ou l’addiction, sans jamais se départir d’une immense sensibilité. Mention spéciale pour le monologue d’intro de la série qui se termine en majesté par une interrogation existentielle sur la circonférence de son anus, ou pour cette scène douce-amère durant laquelle notre héroïne essaye en vain de s’enlaidir pour l’enterrement de sa mère…

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Autre prodige de la nouvelle comédie noire anglaise, Michaela Coel a elle aussi débuté sa carrière sur une scène de théâtre, avant de reprendre l’un de ses personnages phares pour créer la série Chewing-Gum (diffusée sur la chaîne E4). Mais c’est sans doute dans I May Destroy You, œuvre hybride et intime inspirée de son propre vécu, qu’elle livre sa performance la plus magistrale. Acclamée par la critique à sa sortie, les 12 épisodes de la mini série traite dans un monde post #metoo des conséquences d’un viol, et ne fait jamais l’économie d’une situation gênante pour explorer sans complaisance mais non sans humour et surtout avec beaucoup d’aplomb, des thèmes aussi variés que la quête d’identité, la consommation d’alcool ou l’omniprésence des réseaux sociaux.

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Dernière arrivée mais pas des moindres : Emma Moran, une jeune scénariste irlandaise à suivre de très près également. Créatrice de la génialissime série Extraordinary (disponible sur Disney +), cette comédie fantastique est la bonne surprise de 2023. Le pitch ? Comment survivre sans super-pouvoir, dans un monde où tout le monde a un don ? Jen, l’héroïne, autocentrée et obsédée par la découverte de son talent caché et sa meilleure amie Carrie, sont à l’image du feuilleton : inventives, parfois vulgaires mais presque toujours hilarantes. Et quand on commence un pilote par un entretien d’embauche sans filtre qui traite de masturbation, suivi d’une séance de spiritisme dans laquelle Hitler subit toutes les humiliations, on ne peut que se réjouir que la série soit renouvelée pour une seconde saison.