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Entre 2014 et 2024, le photographe Vincent Jarousseau a parcouru la France à la rencontre des électeurs et électrices du Rassemblement National. Comment expliquer que tant de femmes et d’hommes se reconnaissent au sein de ce parti politique ? Sont-ils tous racistes, bêtes et méchants ? Avons-nous tort de ne pas écouter leurs revendications ? Dans son ouvrage Dans les âmes et les urnes, Vincent Jarousseau tente de comprendre les motivations de cet électorat.
Quels sont les points communs des électeurs du Rassemblement National que vous avez pu rencontrer au cours de ces 10 dernières années ?
Le Front National, à l’époque, était plutôt cantonné au pourtour méditerranéen, à son électorat pied-noir, aux petits commerçants et aux petits artisans. C’était le cœur originel de l’électorat d’extrême droite en France, qui a plus ou moins évolué. Je dirais qu’il y a eu une amorce de mutations profondes à partir de 2002, où Jean-Marie Le Pen arrive en tête chez les ouvriers, mais uniquement chez eux. Cette tendance va se confirmer élection après élection, au point de devenir hégémonique chez les employés et ouvriers.
Ce qui est commun à l’électorat d’extrême droite, c’est la prédominance d’un électorat relativement peu diplômé. Ce n’est pas tant le niveau de revenu que le niveau de diplôme qui structure le vote. Il y a toujours des exceptions, surtout avec 11 à 13 millions d’électeurs. Avec le bac pro, on a créé un sous-bac. Et surtout, on a dévalorisé les diplômes professionnels comme le CAP, le bac pro, voire le BTS, qui permettaient autrefois de progresser. C’est Julia Cagé qui parle, à juste titre, de classe figée. Ce qui est vécu comme une injustice.
Il y a des différences entre 2014 et maintenant. L’électorat est plus hétérogène. La base s’est élargie, surtout depuis 2022, qui marque un deuxième tournant, une forme de normalisation de l’électorat, ce que Félicien Faury appelle les “électeurs ordinaires”.
Somain (59), le 4 décembre 2018. Des gilets
jaunes défilent pendant l’acte IV.
Comment le Rassemblement national a-t-il atteint cette “normalisation” ?
C’est grâce à ce que j’appelle “l’effet cravate”. Le parti a été très attentif à la forme, et aujourd’hui, la politique, c’est aussi de l’image. Bien se présenter, comme le gendre idéal, c’est important. Il y a une stratégie de Marine Le Pen pour élargir sa base. Rester cantonnée aux classes populaires aurait été insuffisant pour prendre le pouvoir. C’est pour cela qu’un changement stratégique s’opère en 2022, lié à l’arrivée dans le débat public d’un Zemmour et du groupe Bolloré. Cela permet de capter un électorat plus âgé, qui regarde l’info continue, socialement plus élevé, pas forcément riche. Un électorat sur lequel fonctionne l’effet cravate.
Il y a aussi des personnes beaucoup plus seules. Le travail a été organisé ainsi. Sur une chaîne de montage chez Toyota, les salariés sont espacés de 15 à 20 mètres, ils ne peuvent plus se parler. Marine Le Pen l’a compris. Elle a fait le pari de capter un électorat sensible aux thématiques souverainistes. Quel que soit le programme, cet électorat s’en fiche, il est dans une logique d’appartenance.
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Comment est-on passé d’un parti marginal idolâtré par des vieilles familles aristo et des skinheads à un parti suivi par des jeunes et des classes populaires ?
2014 est l’année où Marine Le Pen glane les premiers succès de sa stratégie. Aux européennes de juin, le parti arrive en tête d’une élection nationale pour la première fois, devant tous les autres partis. Certes dans un contexte de forte abstention, mais c’est un signal d’alerte. C’est un vote de colère. On ne peut comprendre la montée de l’extrême droite sans regarder les bouleversements socio-économiques de ces 50 dernières années. Il y a 50 ans, être diplômé du supérieur était exceptionnel. Aujourd’hui c’est la norme. Mais tout le monde ne suit pas, et il y a des perdants. Par exemple à Usinor, à Denain, la fermeture de l’usine entraîne 10 000 suppressions d’emplois. Un tiers de la population s’en va. Ceux qui partent sont ceux qui ont le capital social et culturel : ingénieurs, techniciens supérieurs, médecins, enseignants. Résultat : une population plus homogène, polarisée, sans échanges ou paroles alternatives. Le RN a su capter cet électorat.
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Quelles sont les phrases qui reviennent souvent de la part des électeurs du RN ?
“On n’est pas chez nous”, bien sûr, revient souvent. Mais volontairement, je n’ai pas parlé des questions d’identité, d’immigration, de racisme, qui traversent l’électorat RN. Ce livre est une invitation à sortir du “eux” et du “nous”. Écouter sans jugement, sans penser qu’ils sont tous racistes. Certains sont radicalisés, mais ils sont minoritaires. Il suffit de voir le score d’Eric Zemmour à la présidentielle : un peu plus de 6 %. C’est révélateur.
Combien de fois j’ai entendu : “Marine, ce n’est pas le père.” Le père, c’est un raciste, un violent. Marine Le Pen, non. Peut-être parce que c’est une femme. Attention, certains revendiquent une haine des étrangers. Il y a de la haine, de la peur aussi. Après le début du livre en 2014, les attentats ont occupé l’actualité pendant deux ans. Une peur se crée : “Ça peut me toucher, toucher mes enfants.” Il y a un rapprochement fait entre islamisme et islam. Il faut essayer de l’entendre pour comprendre d’où ça vient.
“On ne l’a jamais essayé.” Ça revient souvent. Marine Le Pen ne parle pas de redistribution de richesse. Elle propose des mesures perçues comme opérationnelles : baisse de la TVA sur les produits de première nécessité.
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À votre avis, est-ce qu’en 2027, on va y passer ?
Au lendemain de la dissolution, je pensais que Jordan Bardella serait Premier ministre au soir du 7 juillet. Je me suis trompé. C’est peut-être la note d’espoir. En politique, rien n’est écrit. Mais la plus forte probabilité, c’est que l’extrême droite, au-delà du RN, remporte l’élection de 2027. Macron ne remet pas en cause la politique de l’offre. Il prépare des lendemains difficiles pour les gens. Et ça, c’est le meilleur moyen d’amener le RN au pouvoir. En 2014, c’était un vote de colère. Pour “foutre en l’air le système”, comme disent certains électeurs. Aujourd’hui, ce n’est plus un vote de colère, mais un vote d’adhésion. Un vote d’espoir. Pas pour tous, mais pour beaucoup. Mais il y a une note d’espoir : cet électorat est globalement assez dépolitisé.
Et Macron, et la gauche, c’est quoi leur rôle dans la montée du RN ?
Ce ne sont pas forcément des stratégies de Macron ou de la gauche, mais les électeurs RN votent pour un parti en dehors de la politique. La gauche fait encore trop partie de la politique. Certains partis de gauche veulent être plus “ouvriers”, plus “gens du peuple”, mais ça ne répond pas à cette vision antipolitique. Le Front Républicain pose problème car il donne l’impression que droite et gauche, c’est la même chose. Ce qui n’est pas totalement faux sur le plan économique. Ça ouvre un espace aux extrêmes, à l’extrême droite. Et à Mélenchon, même si je ne le qualifierais pas d’extrême gauche. En 2017, Mélenchon fait une très bonne campagne. Il aurait pu avoir une audience plus large. Mais à partir de 2020, il suit une stratégie, selon moi, vouée à l’échec. Il se concentre sur une clientèle : les banlieues métissées et une partie des jeunes urbains diplômés. Ce n’est pas une majorité. C’est le problème de tous les partis aujourd’hui : on segmente les électorats. Soyons honnêtes, il y a une part d’instrumentalisation des médias, Bolloré et autres. Il y a une diabolisation. Personne n’est totalement blanc dans cette histoire.
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Comment expliquer qu’il y ait des femmes qui votent RN alors que le parti ne propose pas de mesures féministes ?
Marine Le Pen est perçue comme une femme qui a réussi dans un milieu d’hommes, comme une protectrice, une sorte de madone. Et les préoccupations de nombreuses femmes, peu mises en avant par les organisations féministes, concernent le travail. Les travailleuses du lien représentent un emploi féminin sur quatre. On parle de la différence de rémunération de plus de 20 %, à travail égal, mais on parle peu du travail à temps partiel subi, beaucoup plus fréquent chez les femmes. On en revient à la fracture éducative, au camp du savoir légitime contre le reste. Les progrès sociaux ont surtout bénéficié aux diplômés supérieurs. Les 35 heures, par exemple, ne s’appliquent pas pareil selon les métiers. Sur un travail de tâches, c’est contraignant, moins avantageux. C’est le sens de mon livre : sortir du “eux” et du “nous”, inviter à l’altérité. Aller écouter des gens avec qui on est en désaccord. Pas forcément sur le racisme, mais entendre une Sabrina qui a peur pour sa fille, c’est important. Comprendre les mécanismes en jeu. Ce n’est pas simple mais c’est plus radical, d’une certaine manière, même si ça ne se voit pas.
Wignehies (59), le 28 février 2020. Séverine est
aide à domicile depuis une vingtaine d’années.
Comme nombre de ses collègues, elle vote
régulièrement pour le Rassemblement national.
Dans les âmes et les urnes – Dix ans à la rencontre de la France qui vote RN est un ouvrage sorti le 16 janvier 2025 aux éditions Les Arènes et est disponible dans toutes les bonnes librairies.
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Photos : Vincent Jarousseau
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