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L’histoire improbable de Geoffrey : « Elle pense que je suis mon père et veut m’emmener au bloc opératoire »
Tous les vendredis de cet été, Urbania vous propose une série de témoignages qui retrace des moments de vie en voyage (des naissances, des ruptures, des rencontres incroyables, des défis improbables, des histoires insolites…). Le genre de série que l’on a envie de scroller sur son téléphone à la plage. Aujourd’hui, Geoffrey, 31 ans, raconte…
C’était en mai 2019. Je suis parti avec mon père à Novossibirsk au fin fond de la Sibérie, pour le travail. Tous deux marionnettistes de profession, nous devions donner une représentation à un festival de théâtre.
« Les médecins n’ont pas l’air de savoir de quoi ils parlent »
C’est la troisième fois que nous voyageons en Russie. Donc pas vraiment de surprise pour nous. Comme d’habitude, départ de Paris, aéroport, vol, arrivée sur place, récupération des bagages… La routine. Rien à signaler. À Novossibirsk, plutôt cocasse, on croise même une troupe de performeurs suédois que l’on connaît d’autres festivals. Bon pas de chance, ils ont perdu leurs bagages… Ce sont des choses qui arrivent !
Une fois installés à l’hôtel, on se prépare. Ce soir, c’est la cérémonie d’ouverture du festival. Au programme : de la musique, des ballons, des costumes. On peut dire que le festival commence sous les meilleurs auspices. Bon, mon père se plaint juste un peu d’avoir mal au dos, mais ça, ça ne change pas vraiment de d’habitude. Donc ni lui, ni moi n’y prêtons vraiment attention.
La soirée se passe bien. Quelques jours s’écoulent. Notre spectacle approche. Problème : mon père souffre toujours de douleurs au niveau du dos. Je m’adresse donc à la bénévole qui s’occupe du staff du festival pour qu’elle m’accompagne à la pharmacie lui acheter des médicaments. Il les prend avant de s’endormir, en prévention de demain. Demain, jour de notre représentation.
Réveil matin tôt. Je me rends dans sa chambre. Et le trouve cloué au lit, complètement bloqué, paralysé. C’est la première fois que je le vois aussi mal en point. Et comme c’est un solide, vraiment pas du genre à faire semblant, j’appelle les urgences – encore une fois avec l’aide précieuse de la personne chargée du staff.
L’ambulance arrive. On prend place à bord du véhicule. Une espèce de fourgon militaire à bout de souffle qui pue le gasoil et qui avance en crachotant. Avec un sticker de trois centimètres de diamètre en forme de croix collé sur le capot, comme seul signe distinctif d’un véhicule médical. À l’intérieur, deux infirmiers. Deux surhommes en bleu de travail avec des têtes de tueurs à gages, qui ne décrochent pas un sourire et qui aident à peine mon père à sortir de son lit et à descendre jusqu’à leur camion sanitaire. Bien que celui-ci hurle de douleur… Et ce n’est pas fini. À bord, pas de lit médicalisé. Mon père fait donc le trajet assis sur un banc, sans ceinture de sécurité. À chaque défaut de la route, son dos tape contre l’habitacle de la voiture. Ah oui, et comme si ce n’était pas suffisant, ils conduisent comme des fous.
Au bout d’un quart d’heure, on arrive enfin à l’hôpital. Ouf ! Sauf que le sketch continue… On se croirait dans un établissement de santé des années 1920. Les murs sont délabrés. La peinture s’écaille. Il y a des trous dans le sol. Les couvertures des patients sont en fait des plaids en laine avec des motifs traditionnels hypers kitchs. Vraiment pas le style que l’on imaginerait dans un hôpital. Sans parler des médecins, qui, en plus de ne pas saisir un mot d’anglais, n’ont même pas l’air de savoir de quoi ils parlent en russe – d’après la bénévole du festival qui nous a accompagnés et qui fait désormais office d’interprète.
Quelques heures après notre arrivée, le personnel soignant décide de transférer mon père dans une autre unité médicale de la ville. Donc rebelote, nous voilà repartis dans l’ambulance de l’enfer avec les deux infirmiers en bleu de travail qui conduisent toujours à fond la caisse. Notre destination ? Un nouvel établissement complètement vétuste. Par terre, gisent carrément les lettres qui indiquent « HÔPITAL ». Elles semblent être tombées depuis une éternité. Pour le reste : tout est similaire au premier hosto, notamment la peinture et le sol. Dans la chambre de mon père, la barre censée l’aider à se relever de son lit est toute rouillée.
Pour apaiser sa douleur, l’équipe médicale lui prescrit des médicaments et décide de le garder une nuit en observation, le temps de comprendre ce qu’il a. Je suis donc renvoyé à mon hôtel. « Bonne nuit et bon courage papa, je reviendrai demain matin !».
« J’aurais voulu inventer une histoire pareille que je n’aurais pas pu »
Comme convenu, j’arrive le lendemain à l’hôpital à la première heure. Quand on m’annonce à l’accueil que d’ici 5 minutes, mon père sera emmené pour se faire opérer d’urgence. Quoi ? On ne sait même pas ce qu’il a ? Opéré de quoi ? Comment ça ? Je monte les escaliers quatre à quatre pour le rejoindre dans sa chambre. Sauf que j’ai à peine le temps de le croiser que des ambulanciers viennent le chercher pour qu’il aille au bloc opératoire. Je me retrouve seul, complètement abasourdi. Je n’ai aucune idée de ce qui est en train de se passer. Le temps d’encaisser l’information – 20 secondes – je m’assois sur son lit, quand tout à coup, une infirmière arrive, me baragouine quelque chose en russe et me tire par le bras, comme si elle voulait que je la suive. Ah oui, et si j’ai autant de mal à décrypter ce qu’elle veut me dire, malgré mes quelques notions de russe, c’est aussi et surtout parce qu’elle n’a pas de dents… Mais bref, un peu interloqué au départ, au bout de cinq minutes, je comprends. Elle pense que je suis mon père et veut m’emmener au bloc opératoire… Personne n’a dû lui dire qu’il y était déjà… Je me retrouve à lui faire des mimes pour qu’elle comprenne qu’il y a erreur sur la personne et que je n’ai pas de problème de dos. La scène est complètement lunaire. Mais elle finit par saisir la subtilité et me laisse finalement tranquille.
Les heures passent. Mon père revient et se réveille. Avec le fin mot de l’histoire : il est atteint de ce qu’on appelle le syndrome de la queue de cheval. Il s’agit d’une atteinte des racines nerveuses du bas du dos. C’est effectivement une urgence médicale qui nécessite une prise en charge immédiate pour éviter les séquelles. L’opération s’est bien passée. Ouf ! « Et pourtant, ce n’était pas gagné », me raconte-t-il en souriant. La personne chargée de l’accompagner en salle d’opération était un vrai bras cassé. Il n’arrivait pas à appuyer sur le bouton de l’ascenseur et à pousser simultanément le brancard à l’intérieur avant que les portes ne se referment. Il s’y est repris à sept fois avant de réussir.
Bien que l’opération se soit bien passée, mon père doit rester encore quelques jours en convalescence à l’hôpital. Je négocie le droit de rester deux nuits avec lui. L’établissement accepte et nous place dans un dortoir avec cinq autres patients. Je ne sais pas ce qui est le pire : que l’un d’eux ait une jambe à moitié nécrosée ou que notre chambre sente la viande morte et les excréments. Le mélange des deux peut-être !
Les quarante-huit heures passent. Je retourne à l’hôtel et continue à lui rendre visite tous les jours, pendant encore dix jours. J’arrive le matin à l’heure d’ouverture, je repars le soir à la fermeture. Entre temps, je dois également dealer avec l’administration russe et l’ambassade de France parce que nos visas ont périmé… Je suis aussi en contact avec notre assurance, qui était censée nous rapatrier depuis le premier jour d’entrée à l’hôpital de mon père… Un vrai bordel ! Ah oui, et j’ai eu le temps de prendre des nouvelles de nos amis suédois. Ils ont retrouvé leurs bagages. Mais ont dû annuler leur show. Chez eux aussi, ça a été l’hécatombe. Sur les quatre membres du crew, deux ont aussi fini à l’hosto : l’un a fait une crise d’appendicite, l’autre une crise cardiaque. Décidément, j’ai l’impression d’être dans un mauvais film. J’aurais voulu inventer une histoire pareille que je n’aurais pas pu. Dispatchés dans différents établissements médicaux, je me retrouve à parcourir la ville de chevet en chevet… Jusqu’à ce que mon père soit enfin rapatrié. A bord d’un minuscule avion médicalisé, où, faute de place, je voyage à moitié sur les toilettes.
Depuis, mon père s’est fait réopérer en France. Il va bien. Les Suédois aussi. Moi aussi.