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L’examen de conscience progressiste de « The Curse »

Se rassurer en ayant l'air de changer le monde.

Par
Benoît Lelièvre
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Quand j’étais petit, mon père aimait me répéter « si on ne vaut pas une risée, on ne vaut pas grand chose. ».

Ça m’a pris des années pour comprendre la portée de ce mantra, mais, avec la maturité, c’est devenu une sorte de super pouvoir. Quand on développe un sens de l’humour à propos de soi-même, très peu de choses peuvent nous atteindre. C’est aussi la forme la plus agréable d’autocritique qui soit. Rire de soi-même, c’est une excellente façon de se regarder dans le miroir sans trop déprimer.

Vous savez qui aurait besoin d’un peu d’autodérision ? À peu près tout le monde qui discute de politique en ligne. Que vous soyez de gauche ou de droite, il existe un immense cratère entre la validité théorique de vos idées et la manière dont vous avez choisi de les incarner dans le monde réel. À l’intérieur de ce cratère se trouve tout un univers de possibilités humoristiques si vous acceptiez seulement d’y jeter un coup d’oeil.

Si je vous parle de cette idée, aujourd’hui, c’est parce que je ne l’avais jamais vue aussi bien comprise et incarnée que dans la nouvelle série de l’énigmatique génie comique, Nathan Fielder, et du co-réalisateur de Good Times et Uncut Gems, Benny Safdie, The Curse. Préparez-vous, ça va être drôle et ça va faire mal, les deux en même temps.

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Mettre en scène des gens qui se mettent en scène

The Curse, c’est l’histoire d’Asher (Fielder, dont il s’agit du premier rôle de fiction ou, à tout le moins, du premier rôle où il ne s’interprète pas lui-même) et Whitney (Emma Stone, pas n’importe qui non plus), un jeune couple extrêmement privilégié qui entreprend de sauver une communauté hispanique du Nouveau-Mexique par l’entremise de leur émission de télé-réalité Flipantropy, où ils tentent de régler divers problèmes de logement en garrochant de l’argent dessus.

Sans surprise, ils ne parviendront à accomplir rien de concret, à part peut-être la genèse d’une inévitable gentrification dûe à une hausse des prix des loyers qui forcera éventuellement leurs commanditaires à installer des commerces dans la communauté pour financer des rénovations que ni les locataires, ni les propriétaires n’ont les moyens de soutenir.

L’entreprise est malaisante et personne n’achète leur bonne volonté.

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Pendant l’entièreté du premier épisode, Asher et Whitney sont poursuivis par une journaliste qui s’efforce de mettre à l’épreuve la bonne foi de leur entreprise. Toutefois, celle-ci se heurte chaque fois à deux personnes extrêmement privilégiées qui ne comprennent pas du tout que les personnes qui bénéficient le plus de Flipantropy, c’est eux. Leur vision : la communauté Española, autosuffisante, durable et abordable, n’est au final qu’un rêve qu’eux seuls peuvent se permettre, parce que les habitants de la communauté eux-mêmes sont trop occupés à survivre au jour le jour pour la mettre en place et l’entretenir.

Vous me direz que Nathan Fielder rit ici ouvertement des personnes riches et de la gauche caviar qui ne se soucie pas réellement des enjeux qu’elle soulève, mais la satire de The Curse creuse beaucoup plus profondément que ça. Elle fait plus mal. Elle dresse le portrait d’un progressisme privilégié propulsé par la cacophonie des discours en ligne (Whitney est créatrice de contenu), incapable de prioriser ses batailles et qui privilégie l’utopie personnelle face aux besoins criants de ceux et celles qu’ils prétendent aider.

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C’est OK de se sentir visé. C’est OK aussi de continuer à regarder et d’en rire. Mais, au-delà de la moquerie, il faut se poser la question suivante : est-ce que j’aide vraiment ou est-ce que je veux juste avoir l’air de quelqu’un qui participe à la création d’un monde meilleur ?

L’invisibilité du privilège (pour le privilégié)

Cette question du privilège en est une qui fait beaucoup jaser en ligne. Ceux et celles qui y sont réfractaires prétendent que le concept n’existe pas parce que leur vie n’est pas parfaite et exaltée. Parce qu’ils doivent quand même affronter leur part d’adversité au quotidien.

Nathan Fielder met brillamment en scène la question lorsque le producteur de Flipantropy (joué par un Benny Safdie adorablement véreux) somme Asher de donner de l’argent à une enfant qui vend des canettes de Sprite Mini à l’unité dans le stationnement d’une épicerie. N’ayant qu’un billet de 100$ dans son portefeuille, Asher le donne à la petite fille pour la photo et lui reprend immédiatement après en lui promettant de lui acheter son pack de canettes pour 20$. C’est à ce moment qu’elle place le mauvais sort titulaire de la série sur Asher.

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Asher reprend un cadeau qu’il estime trop généreux envers un personne qui en a visiblement plus besoin que lui, afin de lui en redonner un qu’il estime plus juste sans qu’aucun des deux montants n’ait de signification particulière pour lui. C’est juste une question de principes. Si vous ne voyez pas le privilège là-dedans, je sais pas quoi vous dire.

Est-ce qu’une série comme The Curse peut aider à nuancer le discours politique en ligne ? Probablement pas à elle seule, non.

C’est quand même un geste important de la part de Nathan Fielder et Benny Safdie de faire un examen de conscience sur leurs propres valeurs et d’accepter de poser un regard externe sur la performativité grouillante dans les luttes sociales. Parce que, même si The Curse ne changera pas notre paradigme social par elle-même, je crois que cette révolution passera quand même éventuellement par la télé ou tout autre médium culturel que les gens regardent de leur propre chef.

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La série The Curse est diffusée en ce moment sur Paramount+, à raison d’un épisode par semaine. Et, malgré le malaise, on rit et on réfléchit. Difficile d’en demander plus.