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Lettre à mon hijab
J’ai eu envie d’écrire à ton sujet, pour me défendre une fois de plus, me défendre et défendre toutes les femmes qui te portent et dont on aime sans cesse parler, rarement avec respect. Rarement avec considération de nos intelligences individuelles et collectives.
J’ai décidé de m’adresser à toi parce que tu n’existes pas, cela me permet de me détacher de l’éventuelle réception de ce que je peux écrire. Je t’écris à toi, alors les avis des autres, je m’en fous un peu. Je t’écris à toi parce que j’ai envie de t’inclure dans cette grande conversation qui se tient sans toi.
Pourtant, moi je crois aux âmes, je crois que les corps ne sont que des enveloppes, de très belles enveloppes qui contiennent nos histoires, nos secrets, nos intimes.
Étrangement, je ne t’ai jamais détesté et je ne t’en ai jamais voulu que l’on s’en prenne à moi, par toi. Je ne t’ai jamais tenu responsable des attaques racistes et misogynes qui ont pu me viser, à travers toi. Je sais que si ça n’était pas toi, ça aurait été autre chose. Le sujet n’a jamais été réellement « le voile » et mon « choix » ou non de te porter mais ma place dans ce monde, dans la nation, dans la communauté. Ce corps. Mon corps. Ce corps non blanc, a priori arabe, musulman, féminin, gros, abîmé très tôt. Un corps qu’on m’a appris à détester. Un corps collectif aussi, celui de la communauté musulmane, de laquelle il faudrait m’extraire pour être « libre ». Pourtant, moi je crois aux âmes, je crois que les corps ne sont que des enveloppes, de très belles enveloppes qui contiennent nos histoires, nos secrets, nos intimes.
Quand je me suis mise à te porter quotidiennement, je ne me suis pas vraiment posé de questions sur la manière dont tu es perçu et donc sur la manière dont je serai perçue une fois avec toi. Tu étais là, dans un tiroir, rangé, doux, joli. Tu ne signifiais rien de bien exceptionnel à mes yeux, peut-être un marqueur de volonté et de recherche d’humilité, peut-être aussi un outil pour être qui l’on est dans l’espace public, une manière d’exister et d’habiter le monde au plus proche de soi, de Dieu, et par extension de ses créations.
Faire des choix en dehors du monde, au-dessus des nuages… est-ce vraiment possible ? Ne croient à ce mythe que celles et ceux qui s’estiment assez neutres, assez vierges, assez blanches et blancs, pour s’incarner sans aucune influence.
On me demandait souvent si je t’avais choisi, de manière libre et éclairée. Alors je répondais innocemment que oui, que mes parents ont même refusé de me voir liée à toi au début, que personne ne m’a forcée, que je n’ai pas besoin qu’on me libère. Je crois que j’ai été naïve deux fois : la première en croyant que c’était vraiment mes choix et mes libertés qui inquiétaient, la deuxième en imaginant que l’on pouvait faire des choix, libres et éclairés. Faire des choix en dehors du monde, au-dessus des nuages… est-ce vraiment possible ? Ne croient à ce mythe que celles et ceux qui s’estiment assez neutres, assez vierges, assez blanches et blancs, pour s’incarner sans aucune influence.
Tu n’as jamais signifié rupture ou malaise, ni avec mon corps, ni avec les autres. Au contraire, tu as été un moyen d’exprimer que j’étais plus qu’un corps et ce rappel était pour les autres, les hommes notamment ; mais aussi pour moi, me rappeler quotidiennement que je suis davantage qu’un corps, que je dois absolument être plus qu’un corps, plus qu’une femme, plus qu’une musulmane même – aussi paradoxal que cela puisse paraître.
C’est ce que signifie croire pour moi. Et si tu as un sens religieux, peut-être que c’est celui-ci : incarner l’humilité et l’ambition de la réforme constante de soi.
Ce soi n’est pas qu’individuel, il peut aussi être collectif, un soi communautaire.
Tu n’es pas un oppresseur, tu ne peux pas l’être, tu n’existes matériellement pas sans moi, je te domine.
J’ai rarement accepté de parler de ce que tu signifies parce que c’est trop complexe, trop intime et trop mouvant. Je ne parviens pas à saisir fermement tes sens, et ça me va très bien.
Dans cette lettre, j’ai comme une envie de te réhabiliter. Tu n’es pas un oppresseur, tu ne peux pas l’être, tu n’existes matériellement pas sans moi, je te domine. Tu n’es pas non plus une libération, tu ne peux pas l’être, tu n’existes matériellement pas sans moi et le choix de me lier à toi me met face à des violences terribles. En cela, néanmoins, tu incarnes une volonté d’aller à rebours des normes dominantes et de chercher l’autodétermination. C’est déjà beaucoup, merci pour cela. Tu n’es pas non plus un objet d’asservissement, tu n’as pas qu’une histoire, qu’une idéologie, qu’une culture, tu es étrangement universel. En fait, tu n’existes vraiment pas. Tu n’es que ce que l’on décide de faire, de dire et de raconter pour toi et sur toi, et donc sur moi et sur toutes.