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Lettre à mon corps

Par
Lydia Maachi
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À mon corps,

Toi et moi, depuis aussi longtemps que je m’en souvienne, on n’a jamais été amis. Dès le premier jour, tu m’as fait pas mal de mauvaises blagues, et plus les années passaient, plus les autres t’en ont fait aussi. L’enfance est souvent la période la plus cruelle. Exister à travers d’autres yeux que ceux de sa mère, c’est devoir supporter de nouveaux regards. Dans la cour de récréation, on disait que tu étais « trop gros », « pas assez bien formé », t’étais pas le plus joli et c’était pas toi qu’on enviait, non. On t’a donné pleins de qualificatifs qu’on n’a pas aimé. Des adjectifs, peu souvent mélioratifs qu’on a imprimés, dans un coin de nous, qu’on a cru, et qu’on s’est répétés toute ces années, en boucle, jusqu’à l’adolescence.

Un an et demi de prison, coincés sous les barreaux de la maladie, juste toi et moi.

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Pourtant, tu m’as porté longtemps, et j’ai tenté de te supporter des années durant. Aujourd’hui ça fait 21 ans qu’on est sur cette Terre, mais toi et moi, on en a vécu des choses. La pire souffrance qu’on a traversé main dans la main porte un nom qui fait encore peur à beaucoup de monde : l’anorexie. Cette maladie, autant mentale que physique, qui nous a poussé dans nos retranchements pendant 547 jours. Un an et demi de prison, coincés sous les barreaux, juste toi et moi. Alors si tu me le permets, dans cette lettre ouverte aux yeux de tous, je vais raconter ce qui est finalement notre histoire.

Nous sommes à Annaba, durant l’été 2018. On avait 17 ans. Sous mon crâne résidait depuis longtemps beaucoup de tristesse. Déjà petite, c’était difficile de trouver notre place parmi les autres. J’étais différente, et toi aussi. Ça vaut son lot de maux (et ironiquement, beaucoup de mots aujourd’hui pour raconter tout ça). Comme tu le sais, c’est toi qu’on voit toujours en premier. J’avais encaissé les critiques qui te concernaient trop longtemps. Tu me faisais honte. Toi et tes petits boutons partout, tes cheveux bouclés pas facile à dresser, ton absence de poitrine, ton petit ventre d’ado avec tes bourrelets par-ci par-là. Trop de petites choses qui te rendaient si peu élégant à mes yeux. Sincèrement ? Je te détestais du plus profond de mon être. Tu n’étais pas comme les mannequins : long, fin, de jolies mains manucurées et une posture parfaite. À mes yeux, tu étais tout l’inverse : la nature t’avais mal fait, et voulait que je souffre de ta présence jusqu’à la fin de nos jours.

Comme si je t’avais bâillonné et mis sous silence, je n’entendais plus les appels à l’aide que tu me hurlais quotidiennement.

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L’arrivée des réseaux sociaux dans notre vie n’a pas aidé. Ils ont accentué cette envie de ressembler à ce que toute la journée, on voyait sur Tumblr : ces filles pâles et fines, qui prétendaient ne boire que du café et fumer des cigarettes. Alors en pleine conscience, j’ai décidé de faire de toi la seule chose que je pouvais contrôler. Vu que ma vie était un immense chaos que je subissais, je pouvais au moins contrôler ce qui m’appartenait mais que je n’avais pas choisi : toi. J’ai commencé à moins remplir nos assiettes. À ne plus manger de viande, au début. Puis plus de pain, plus de pâtes, ni de riz. Tout était encore trop gras, alors il a fallu se décider. Plus d’huile, d’assaisonnement, de sucre, ou de sel. La liste des aliments à proscrire s’est allongé au point de ne boire que du café, et fumer, beaucoup, pour empêcher la faim de te prendre au ventre. Comme si je t’avais bâillonné et mis sous silence, je n’entendais plus les appels à l’aide que tu me hurlais quotidiennement. Les gargouillis et cette sensation de vide dans l’estomac étaient désormais signes que j’approchais du but : celui d’être la plus maigre de la pièce. Pas fine, ou mince. Maigre.

En l’espace de quelques mois, tu as commencé à fondre. L’hiver arrivait, et je te voyais disparaître jour après jour, comme neige au soleil. De ce que les médecins appellent un « poids de forme » – un poids normal pour être en bonne santé – je t’avais rabaissé à celui d’une enfant de six ans, avec la vie d’une presque adulte. Tes joues s’étaient creusées. Ce ventre tant haï avait disparu. Involontairement, tes muscles se sont atrophiés. Les règles, elles aussi ont disparu : je ne voulais pas de la vie, pourquoi même la porter ? Dans le miroir, il ne restait plus que des os et de la chair à contempler. Un sublime tableau à mes yeux. Un incompréhensible désir de se laisser aller dans ceux qui m’entourent encore. Le temps passé à marcher, dormir, se restreindre sans cesse a effacé un réflexe de survie : je ne ressentais plus la faim. Toi non plus. Notre cerveau s’était désormais conditionné à n’accepter que de l’eau, du café, des cigarettes. Une pomme de temps en temps. De la salade à chaque « à table ». Les repas étaient devenus des supplices. Nous étions rentrés dans un cercle vicieux qui t’a poussé à hurler ta rage, et à développer une autre maladie, tout aussi dévastatrice : la boulimie. C’est à ce moment là où tu as commencé à te venger.

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Manger était devenu une question de survie. À chaque fois que j’avais l’audace de te donner de quoi tenir, tu en demandais toujours plus. Non pas par gourmandise, mais parce que tu étais devenu insatiable. Une bouchée se transformait en trois jours de repas consécutifs avalés en un temps record. Je te laissais faire, regrettant la seconde d’après. Un verre d’alcool aidait à faire passer la pilule, mais une fois sobre, ma première envie était de te vider de ce poison pourtant vital. Il était devenu évident que tu te vengeais des mois passés à te restreindre de toute nourriture. Moi qui voulais faire de toi « ma chose », j’avais perdu le contrôle de la machine. Tu étais devenu un monstre, à avaler puis vomir sans arrêter.

Sa plus grande peur était que tu nous lâches, que tu décides de partir, que tu rendes ton dernier souffle dans la nuit.

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Un soir d’été, il a fallu que ma mère nous trouve en plein crime. Son visage rongé par l’incompréhension et le dégoût porté sur notre tête dans les toilettes m’a fait réaliser l’horreur de ce que j’étais en train de te faire faire. S’en est suivi des pleurs et des cris. Je ne me souviens plus très bien, mais après cette soirée, l’accès à la salle de bain est devenu surveillé. Maman restait collé à la porte en priant n’entendre aucun bruit suspect. J’avais perdu sa confiance, et elle ne croyait plus en toi non plus. Sa plus grande peur était que tu nous lâches, que tu décides de partir, que tu rendes ton dernier souffle dans la nuit.

Moi, j’avais confiance en toi. La vérité c’est que je n’avais pas envie de partir. Et toi non plus. Durant l’été, une fois le bac en poche, on est partis se cloitrer entre quatre murs blanc cassé, pour tenir le coup. Pour ne pas décevoir maman, papa, mais aussi mon petit frère, Tarik. Lui qui m’avait toujours considéré comme son modèle, sa personne préférée, ce petit moi avait compris que je n’étais pas infaillible. Il m’a vu devenir tout ce qu’il ne fallait pas être.

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Aujourd’hui, je réalise que j’étais la seule dans la tombe, à creuser notre trou, parce que toi, tu t’accrochais encore. À l’hôpital, on a vu passer des filles comme nous, à la différence que pendait à leur corps une sonde. J’ai refusé ce processus, ne pouvant supporter l’idée que je ne puisse contrôler le nombre de calories que je pouvais te donner. Tu as été patient. Tu n’as rien lâché. Tu as sûrement été le plus fort de nous deux. Tu as résisté aux restrictions, aux multiples symptômes de la dénutrition, tu t’es battu parce que tu savais que ça allait passer. Qu’un jour, toi et moi, on s’aimerait peut-être. Avec des hauts et des bas, c’est sûr.

Aujourd’hui, j’aime te nourrir. J’aime manger. J’aime t’habiller, de vêtements ou de dessins indélébiles.

Au jour où j’écris cette lettre, il y a encore des matins ou j’ai envie de prendre des ciseaux et de découper toute cette chair qui m’habille. Pourtant, je te porte si bien – et tu me portes dans nos aventures tout autant. Après des mois à souffrir, on a fini par prendre le large. Je t’ai emmené à la mer, je t’ai fait respirer un nouvel air, et changer d’horizon m’a redonné goût à la vie. On a pris dans nos bras d’autre corps. On a aimé d’autres gens. Partir de ce que je connaissais, t’emmener autre part m’a fait guérir, et toi avec. Te voir grossir n’a pas été facile, mais de nombreuses personnes t’ont cette fois-ci chéri. Ils m’ont fait comprendre que tu n’étais pas aussi horrible que je te percevais. Ils ont changé ma vision de toi. Tu étais beau. Tu étais fort.

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Aujourd’hui, j’aime te nourrir. J’aime manger. J’aime t’habiller, de vêtements ou de dessins indélébiles. J’aime te donner du sens, parce que tu en donnes à ce que je vis. Sans toi je ne suis rien, et sans moi tu n’es rien. Nous ne faisons plus qu’un alors que nous étions deux. Alors je te demande pardon, et je te remercie de n’avoir jamais rien lâché. De t’être battu quand j’ai baissé les bras.

Avant, c’était toi contre moi. Maintenant, c’est nous main dans la main.

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