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Les « Sephora Kids » : depuis quand les enfants sont terrifiés de vieillir ?
Imaginez-vous chez Sephora, sur le point d’attraper un produit exposé en rayon, quand une main probablement née après l’année 2012 le chipe à peine une seconde avant vous, le déballe sous votre regard médusé, l’essaie, puis le jette au sol en s’exclamant : « Mouais, non, j’aime pas l’odeur ».
Hélas, ceci n’est pas un canular, mais une péripétie bien réelle vécue par la TikTokeuse spécialisée en cosmétiques Abby Rivera alors qu’elle allait acheter un simple baume à lèvres chez Sephora.
La situation est toutefois loin d’être unique : il ne suffit que de naviguer pendant quelques minutes sur TikTok pour tomber sur une foule de récits similaires racontés par des adultes aussi agacés que catastrophés.
Au cœur de cette controverse, des préadolescentes de 8 à 14 ans semant la terreur au sein des boutiques Sephora au point d’être surnommées les « Sephora Kids. »
Si l’on en croit ces fameux témoignages, le modus operandi est souvent le même : elles débarquent en groupe, ruinent les échantillons et les palettes d’ombres à paupières, cassent les testeurs, ouvrent les produits neufs sans les acheter, transforment les présentoirs en véritables champs de bataille, intimident les employés et font fuir les clients.
Et là n’est même pas la plus grosse partie du problème. En effet, ce qui inquiète le plus, c’est que les Sephora Kids se ruent majoritairement sur des produits anti-âge – qu’il s’agisse de crèmes, de sérums ou d’anticernes – dans le but de prévenir l’apparition de leurs premières rides.
Oui, vous avez bien lu :
de jeunes filles issues de la génération Alpha, soit la génération la plus jeune à ce jour, s’inquiètent déjà de l’apparition des premiers signes de vieillesse sur leur peau.
De quoi élever l’expression « mieux vaut prévenir que guérir » au rang du macabre.
Depuis, tout le monde tire la sonnette d’alarme virtuelle : adultes, créatrices de contenu, employés chez Sephora, esthéticiennes, dermatologues et même la vice-présidente mondiale de la marque Dove, Firdaous El Honsali.
« Depuis quand les jeunes filles de 10 ans s’inquiètent-elles des rides et du vieillissement de leur peau ? Il est temps de prendre la parole pour souligner l’absurdité de la situation et protéger leur estime personnelle », a-t-elle exprimé lors d’un panel organisé par la marque en réaction à ce phénomène.
Mais de quel phénomène parlons-nous au juste ? D’une tendance ravageuse, mais passagère chez les jeunes cybernautes ? Parce qu’il y en a eu d’autres – rappelons-nous des fameuses capsules de détergent à lessive que certains s’amusaient à faire revenir à la poêle avant de les déguster. S’agit-il là d’une simple tempête dans un verre d’eau ?
Ou ne percevons-nous que la pointe d’un sinistre iceberg ?
Retour vers le futur
Avant de crier au loup, signalons qu’il n’y a toutefois rien de nouveau sous le soleil : n’importe quelle jeune fille a déjà essayé de se maquiller comme sa grande sœur biologique ou spirituelle (Britney Spears, Olivia Rodrigo, c’est selon) en piochant librement dans la trousse de sa mère.
Avec Internet, cette grande sœur a été remplacée par une influenceuse brandissant différentes crèmes Drunk Elephant aux couleurs attrayantes dans un tutoriel de maquillage publié sur TikTok et que de nombreuses jeunes filles suivront ensuite à la lettre pour espérer lui ressembler.
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« Elles idolâtrent simplement les [filles plus âgées]. Je ne pense pas qu’elles essaient de paraître grandes. Elles pensent juste que c’est ce qui est cool », les défend dans une entrevue du Teen Vogue Gina, une mère et TikTokeuse ayant l’habitude de filmer sa propre fille chez Sephora.
Le souci d’une belle peau ne date pas non plus d’hier, surtout chez les personnes qui, à force d’avoir combattu l’acné à bras le corps, finissent accidentellement expertes en skincare et connaissent par cœur les ingrédients qui, dans la composition chimique d’un produit, seraient à éviter.
Mais si rien n’a changé, qu’est-ce que les Sephora Kids sont venus apporter de nouveau dans ce cycle d’éternel recommencement ? La réponse à cette question est simple : la notion d’étiquette sociale.
Car s’il existait un passé où les jeunes filles âgées entre 8 et 14 ans jouaient au Sims, dépensaient leur argent de poche chez Kiabi et mémorisaient les dates de naissance des membres de One Direction, aujourd’hui, ce sont les dix étapes cruciales d’une bonne routine de skincare qu’elles récitent dans les cours de récréation.
Peu étonnant, donc, que sur certaines listes de Noël, les habituels jouets et habits demandés aux lutins aient été remplacés par une crème solaire Sol de Janeiro, une crème de nuit Laneige, des gouttes illuminatrices Glow Recipe et une Stanley cup bleue. Pas les mêmes priorités.
« Je comprends, les poupées Bratz étaient probablement très populaires quand vous aviez 10 ans », concède dans Teen Vogue Emma, une Sephora Kid de 10 ans, avec un roulement d’yeux que l’on imagine sans mal.
« Mais je suis une enfant [maintenant], et c’est [le skincare] qui est populaire. C’est le nouveau jouet que nous avons. Nous sommes une nouvelle génération. »
Son agacement semble compréhensible : pourquoi devrait-on s’attendre à ce qu’une génération ayant connu les rayons du iPad plutôt que ceux du soleil réprime les symptômes de cette constante exposition virtuelle ?
Sans compter que durant la pandémie, l’industrie du skincare a connu un incroyable boom, après que le confinement ait fait mordre la poussière à toutes nos palettes de maquillage. Pourquoi la génération la plus connectée de l’histoire devrait-elle donc être mise à l’écart de cet engouement ?
Le début de la fin
Il reste qu’à certains égards, la démarche des Sephora Kids demeure contre-productive.
La plupart des crèmes dont ces jeunes filles sont friandes s’adressent plutôt à des peaux adultes qui sont en déficit de collagène, un élément produit naturellement et abondamment par les plus jeunes peaux. En ce sens, acheter des produits anti-âge en étant soi-même très jeune équivaut à vider une bouteille d’eau dans l’océan dans l’espoir qu’il déborde.
Certes, les produits anti-âge ne sont pas les seuls prisés par les Sephora Kids et il existe effectivement des gammes de skincare formulées spécifiquement pour les peaux d’enfants, mais ce sont pas celles vers lesquelles gravitent les Sephora Kids.
Et cela peut rapidement devenir dangereux pour eux.
En effet, ces produits contiennent des ingrédients agressifs pour une peau encore délicate – rétinol, acides actifs, vitamine C pure.
Tout ceci peut faire des dégâts à l’épiderme sur le long terme : irritation, acné, allergies, dégradation de la barrière cutanée, signes précoces de vieillissement… la liste est longue. Dans USA Today, la dermatologue Dr Brooke Jeffy raconte avoir traité une jeune fille de 11 ans qui, après avoir testé un produit au rétinol, a souffert d’une irritation extrêmement sévère autour de l’œil.
« Tout ça pour avoir voulu utiliser un produit anti-âge dont elle n’a pas besoin », commente la dermatologue.
On ne pointe cependant là que la moitié du problème.
Car aussi nocif que ce produit puisse l’être, cette jeune fille ne l’a pas utilisé par hasard, mais bien pour pallier sa peur de vieillir.
Ce qui, à seulement 11 ans, paraît absurde. Si absurde qu’on ne peut s’empêcher de demander à qui la faute ?
Faites entrer les accusés
Ici, les index accusateurs pourraient franchement pointer dans presque toutes les directions.
À commencer par Instagram, Snapchat, TikTok et autres réseaux sociaux où l’usage des filtres de beauté est monnaie courante, véhiculant l’idéal d’un visage anormalement lisse, parfait et inatteignable sans aide de nature cosmétique ou chirurgicale – chose qu’un enfant ignore.
D’autres blâment les adultes qui, dans leur course effrénée vers le visage le plus juvénile qui soit, n’ont peut-être pas fait attention aux jeunes regards qui les observaient.
Impossible de faire marche arrière, maintenant : cette aversion du temps qui passe, les enfants l’ont déjà intériorisée.
On peut également accuser ces marques qui voient dans la génération Alpha un futur marché lucratif – la récente floraison de marques de skincare visant spécifiquement les préadolescentes, comme Gryt ou Bubble, en est la preuve – et se gardent bien de se positionner trop fermement sur la question. Après tout, l’entreprise Sephora qui se retrouve au cœur même du scandale ne s’est pas encore prononcée sur la situation.
Devrait-on également pointer du doigt les influenceurs ? Leur reprocher d’avoir rendu le skincare aussi attrayant et, surtout, accessible à un public qui n’en avait pas encore besoin, mais qui marche désormais dans leurs pas ?
Car c’est une toute nouvelle génération de gourous de la peau âgés de 8-10 ans qui peuple désormais les réseaux sociaux, avec à sa tête North West et Penelope Disick, respectivement les filles aînées de Kim Kardashian et de sa sœur, Kourtney Kardashian Barker.
Et les parents, dans tout ça ? Quelle part de responsabilité devraient-ils endosser dans le chaos semé par leurs enfants chez Sephora ?
Beaucoup tendent à croire que c’est dans cette direction que les index devraient converger, rien que pour le b.a.-ba. de la bienséance consistant à ne pas ouvrir un produit cosmétique emballé, y laisser des traces de doigts, puis repartir en laissant le produit tel quel. D’autant plus que ces produits coûtent généralement si cher qu’une enfant de 8 ans ne pourrait jamais se les acheter seule.
Ok, boomer millennial !
Un dernier coupable appelé à la barre serait Internet, ce ring de boxe virtuel où même Peter Pan serait victime d’âgisme.
En effet, dès qu’une conversation houleuse éclate sur les réseaux sociaux, la mention de l’âge est presque toujours un échec et mat en faveur du combattant le plus jeune.
Il n’y a qu’à observer la manière dont les échanges intergénérationnels se déroulent sur X ou Instagram entre gen Z et milléniaux, mais aussi entre la génération Alpha et… le reste du monde, à vrai dire.
La génération Alpha se plaît à demander aux générations précédentes pourquoi elles sont encore sur les réseaux sociaux alors qu’elles « s’approchent la trentaine » (ou « pushing 30 », car la formule est plus assassine en anglais). La génération Z, elle, qualifie les milléniaux de personnes « gériatriques » et se moque de leur choix d’émojis, ce à quoi les milléniaux vont rétorquer que la génération Z a généralement l’air plus vieille que son âge parce qu’elle « vieillit comme du lait » (ou « aging like milk »).
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Beaucoup de légèreté, donc.
Beaucoup de refus de grandir, aussi – pour ne pas dire « terreur » –, car les mêmes personnes lançant des « pushing 30 » confieront quelques publications plus tard craindre d’avoir un jour 25 ans, et donc, un pied dans la tombe.
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Parce que si la peur de vieillir est universelle, la vivre sur Internet comme le fait la génération Alpha rend l’expérience encore plus viscérale.
Let kids be kids
Sur Internet, tout ce qui est vu a tendance à être pris au premier degré, sans prendre le recul nécessaire pour comprendre ce que l’on consomme. Mais quand on est 1) un enfant, qui est 2) constamment connecté, les muscles de l’esprit critique et de la responsabilisation individuelle n’ont pas l’espace suffisant pour se développer et nous faire comprendre la portée de nos actes à l’instant T.
C’est pourquoi, dans ces fameux magasins Sephora, ces enfants d’Internet se comportent… eh bien, comme des enfants du virtuel qui ne comprennent pas encore la notion de conséquence, que ce soit en ligne comme dans la vie réelle.
« Les enfants seront des enfants. Ils ne pensent pas vraiment à leurs actions et à ce que cela fait aux autres… parce que ce ne sont que des enfants ! », décrit la YouTubeuse Haylo Hayley dans un essai vidéo se penchant sur le chaos généré par cette jeune clientèle.
« Ils se précipitent vers les produits qu’ils ont vus sur TikTok et parce qu’ils ne sont que des enfants, ils ne savent pas comment les utiliser […] donc ils en font un jouet. »
Cela doit-il les dédouaner ? Absolument pas.
Mais réaliser qu’Internet et tous les comportements qu’il provoque est le seul terrain de sociabilisation et d’essai-erreur dont bénéficie cette génération aide à mieux recontextualiser ce fameux phénomène des Sephora Kids : des jeunes filles bombardées depuis le berceau par l’injonction de ne jamais vieillir, mais tenues à vivre selon des standards propres aux adultes.
Espérons qu’il reste encore un peu d’espace entre les deux pour n’être que des enfants.