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Les retraites spirituelles pour hommes, entre groupes d’entraide et vases clos mascus
Plusieurs jours en immersion dans la nature entre hommes pour se reconnecter à son “masculin”, c’est ce que promettent les retraites spirituelles pour hommes. Des bénévoles sincères aux organisations soupçonnées de masculinisme, l’offre est grandement variable. Le risque de dérives aussi.
Ces derniers mois, vous avez peut-être vu passer dans votre algorithme Instagram des publicités pour des retraites spirituelles proposant aux hommes de se “réconcilier avec leur masculin”. La première fois que je suis tombée sur ce genre de contenus, c’était via une vidéo postée par l’ancien candidat de The Voice Flo Delavega, qui a fait bien du chemin depuis l’émission. Aujourd’hui, il organise des séjours non mixtes, profitant de sa large audience (139 000 abonné.es) pour faire connaître son business. La promesse est assez floue, ésotérique. On comprend qu’une petite dizaine de mecs vont rester plusieurs jours ensemble et réfléchir à leurs émotions, à leur “place d’homme” dans la société. Le prix du séjour n’est pas renseigné, mais si je me rends sur le site de l’influenceur, que je me fais passer pour un quadra en perte de repères et que je réponds à quelques questions, le devis tombe : 2222 euros hors transport pour une semaine à Ténérife.
Mais qu’est-ce qu’on y fait, dans ces “retraites introspectives” ? L’entrepreneur ne me répondant pas, je me suis entretenue avec quatre organisateurs de ce type de séjours. “Chez moi, il y a du yoga, un peu d’exercices physiques, de la danse, des espaces de libération émotionnelle, du playfight… Et j’aime beaucoup le bain froid”, m’explique Joris, prof de yoga et somatopathe (une branche de l’ostéopathie). “On a un gars qui vient apprendre à faire du feu. Autour de ça, il va y avoir une forme de rituel, et tu vas pouvoir toucher d’une certaine manière ta propre puissance, ton feu intérieur”, décrit quant à lui Sébastien, thérapeute. Boris, créateur d’un événement intitulé “Sommet du masculin sacré”, donne encore d’autres exemples : “Dans mon stage, il y a une forme de woofing, les gens sont logés et nourris gratuitement parce qu’ils aident le lieu à fonctionner. Il y a des temps de parole et des pratiques corporelles, comme du yoga, du Taichi, du haka. Des choses qui se rapprochent de la thérapie, comme l’exploration de son lien avec ses parents, avec ses enfants. Après, il y a pas mal de chant, de danse.” Chez Bertrand, qui organise des retraites catholiques, le principe est le même, les prières en plus. “C’est un mix entre des temps d’enseignement et d’activité. On va marcher, on fait un peu de sport. Quand on fait de la boxe, certains gars ne se rendent pas compte qu’ils cognent trop fort. Alors on fait des parallèles : ‘Et ta femme, elle te dit pas que de temps en temps, tu gueules un peu trop fort ?’.”
“On a dormi dans une grotte à -2°C pendant deux jours”
Chez ces quatre organisateurs, la volonté est la même : faire accepter aux hommes leur vulnérabilité, les aider à vider leur sac, et, d’une certaine manière, lutter contre la masculinité toxique. Pourquoi alors, chez certains, employer l’expression légèrement border de “masculin sacré” ? Boris la remet justement en question. “J’ai jamais été hyper à l’aise avec ce terme, je l’ai surtout utilisé en réponse au féminin sacré. C’est juste un masculin inspirant, aligné, conscient.” Si les plus cartésiens auront du mal à imaginer comment un bain froid ou des activités autour du feu peuvent guérir des traumatismes, on peut difficilement accuser ces formateurs d’avoir des visées misogynes. Bertrand qualifie même le masculinisme de “summum de l’imposture”. Tous les quatre travaillent par ailleurs quasi bénévolement, et le programme de leurs activités est annoncé sur leur site.
Alors pourquoi les retraites des influenceurs sont-elles si chères et si secrètes ? J’ai finalement pu poser la question à Christian, qui a participé au stage proposé par Flo Delavega à Ténérife en début d’année. “On a monté un volcan. On a dormi dans une grotte à -2°C pendant deux jours, à manger au feu de bois. Les trois derniers jours ont été faits dans un beau Airbnb avec un cuisinier, une femme qui nous a fait des constellations familiales. On a eu un cercle de parole autour de notre sexualité au bord de la plage.” Pour lui, cette expérience a été “transformatrice”, après deux années de lutte contre la dépression.
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Bon. Après tout pourquoi pas. Christian, réalisateur dans la communication, en a les moyens, et ça a l’air de lui faire du bien. Désireuse tout de même d’en savoir plus sur la position politique des influenceurs qui proposent ce type de service, je me suis renseignée sur un autre gros bonnet du secteur, Chris Aud, “spécialisé” dans le développement personnel et la “masculinité”. Lui aussi organise des retraites spirituelles non-mixtes, tout aussi onéreuses. Lui non plus ne m’a pas répondu. Je suis cependant tombée sur une interview qu’il a accordée il y a quelques mois à la chaîne YouTube “Biomécanique”, dont le présentateur a déjà reçu, entre autres, les tout mignons Alain Soral, Dieudonné et Stéphane Édouard.
“Si on a plus de testo qu’une femme, c’est pas pour une mauvaise raison”
3h13 de podcast. Une certaine culture du vide et quelques vrais morceaux de masculinisme :
- “Il faut arrêter de rejeter le mâle alpha en pensant que c’est juste un connard.”
“Si on a plus de testo qu’une femme, c’est pas pour une mauvaise raison.” - “Le féminisme qui est montré sur les réseaux sociaux est toujours celui qui va être le plus dans les extrêmes, qui va émasculer le plus l’homme, qui va montrer que la femme doit être supra indépendante et que l’homme doit s’écraser et s’émasculer pour respecter la femme.”
“Il y a une perte de repères et je vois beaucoup d’hommes qui ne savent plus comment se placer dans leur couple ou dans la société.”
“J’ai peur que des féministes me tombent sur la tronche pour me démonter parce que je tiens des propos sur la virilité qui vont les heurter”, s’inquiète l’influenceur en fin d’entretien. Heurter est un bien grand mot. Disons que ce genre de pensée interroge sur la finalité des retraites spirituelles que le trentenaire propose – on semble assez loin des stages bon marché à vertu thérapeutique de Boris, Sébastien, Joris et Christian.
Dans la foulée, je reçois le témoignage d’un homme ayant participé à un stage du Mankind Project, une “organisation internationale dont le but est d’aider les hommes à s’éveiller à leur pleine maturité” qui propose “une initiation moderne qui a changé la vie de milliers d’hommes à travers le monde : l’Aventure Initiatique des Nouveaux Guerriers” selon son site officiel. Le MKP, comme on le surnomme, a été épinglé à plusieurs reprises dans la presse. Aucun détail sur le séjour n’est disponible sur son site officiel et les participants s’engagent à respecter une confidentialité stricte sur le déroulé des événements. La Miviludes, la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, a reçu “une trentaine de signalements concernant le Mankind Project depuis 2018, notamment pour des changements de comportement brutaux. Dans son dernier rapport, le MKP y est même catégorisé comme mouvement ‘masculiniste’”, note Le Point.
Alexis (le prénom a été modifié) m’a fait part de plusieurs éléments choquants, dont de graves minimisations de violences sexuelles faites aux femmes et des propos homophobes non-recadrés, et peut-être même pas conscientisés par les animateurs. En ce sens, il considère le MKP comme un espace “à fort penchant misogyne”, même s’il estime que plusieurs animateurs sont de bonne foi et que certaines activités proposées peuvent aider des hommes en errance. Il raconte tout de même ne pas avoir été “en pleine possession de ses moyens cognitifs” pendant le séjour, on l’on mange et dort très peu. “La théorie du MKP, c’est de faire sauter tous tes verrous de fatigue. Mais en termes de sécurité psychologique, c’est 0.”
New Age et réaction post-MeToo
Retraites spirituelles bénévoles, services très chers proposés par des influenceurs shady et séjours mascus : comment faire la différence ? Un peu perdue, j’ai passé un coup de fil au sociologue et philosophe Raphaël Liogier, notamment spécialisé dans les questions religieuses et le New Age, et auteur, entre autres, de Descente au cœur du mâle : de quoi #METOO est-il le nom ? et Khaos : La promesse trahie de la modernité (éd. Les liens qui libèrent). Il classe ces retraites en deux catégories :
- celles qui s’inspirent d’un mouvement commencé dans les années 80 mêlant New Age et remasculinisation
les groupes à visée thérapeutique appliqués à une soi-disant “crise de la masculinité” post-MeToo
“Ce qui est venu en premier dans le mouvement New Age, c’est le rapport au féminin comme quelque chose de supérieur. Dans les années 60 et 70, on a une survalorisation du féminin, les valeurs féminines étant des valeurs de paix et d’amour. Dans les années 80, il y a une tentative de récupération du New Age par les hommes. Ce ne sont pas des mouvements masculinistes au sens où on les entend aujourd’hui, qui défendent un masculinisme de droite. Sauf que les choses se sont compliquées et qu’il y a eu des dérives”, constate Raphaël Liogier.
Comme le résume l’organisateur Sébastien, interviewé plus haut, tout est donc question d’intention. On le voit : certains groupes ont une véritable vocation d’aide aux hommes en dépression, tandis que d’autres surfent sur leur vulnérabilité ou flattent un côté macho franchement primitif. Le problème, c’est qu’il est bien difficile de déceler du masculinisme dans des éléments de langage marketing et que pour certaines retraites, tout se passe en vase clos. “Dans ces espaces pour hommes, le fil de la discussion va être différent de celui des femmes. Plutôt que de réfléchir à leurs biais sexistes ou à penser en termes d’alliance avec les féministes, ces hommes vont commencer à parler de leur propre vie d’homme, de leurs rapports avec leur père, leur conjointe. Puis, rapidement, ils vont utiliser ces espaces de parole pour se victimiser”, observe dans L’Humanité le politologue canadien spécialisé dans l’antiféminisme Francis Dupuis-Déri.
Par ailleurs, quand on s’intéresse au petit univers des retraites spirituelles masculines, on s’aperçoit que plusieurs organisateurs évoluent dans les mêmes sphères. Flo Delavega et Chris Aud, par exemple, ont tous deux participé à la première édition d’un nouveau magazine masculin de développement personnel, Men’s Work, largement dédié aux retraites non-mixtes (Chris Aud a même participé à son financement). “Et si être un homme, aujourd’hui, signifiait prendre soin ? De soi, des autres, du monde. Pas en s’effaçant, pas en culpabilisant, mais en s’engageant pleinement dans sa propre évolution”, peut-on lire dès l’intro de ce nouveau titre. S’effacer, pourtant, c’est justement ce que de plus en plus de femmes demandent aux hommes, qui semblent avoir du mal à laisser ne serait-ce qu’une petite place dans l’espace médiatique, politique, culturel, militant… Dans un contexte de montée du masculinisme chez les hommes de moins de 35 ans, on est en droit de s’inquiéter un minimum.
1. Une méthode pseudo-scientifique de thérapie familiale transgénérationnelle.
NDRL, Maud Le Rest est journaliste santé spécialisée dans les violences sexistes et sexuelles, elle a notamment écrit un essai sur la santé mentale chez les hommes Tu devrais voir quelqu’un, éd. Anne Carrère.