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Les rappeuses, les vraies reines des cyphers

Décryptage.

Par
Amélie Tresfels
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Le 27 octobre 2020, les BET hip hop awards nous ont offert un moment d’exception. Erykah Badu, H.E.R, Teyena Taylor et Brandy ont freestylé ensemble sur l’instrumental du cultissime « I wanna be down » de cette dernière. Ce Ladies First cypher a fait l’unanimité, d’abord parce qu’il regroupait des artistes incroyablement talentueuses mais aussi parce qu’il est encore rare de voir des cyphers autant médiatisés composés uniquement de rappeuses. Et si la tendance tend à s’inverser depuis quelques années aux États-Unis, ce n’est pas vraiment le cas en France.

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Le cypher tient une place importante dans la culture hiphop. Un cypher n’est pas une battle. C’est un espace qui donne l’opportunité à chaque artiste d’exposer son art et de montrer ce qu’iel sait faire. Les MCs freestylent tour à tour sur un même beat ce qui leur permet, traditionnellement, de se faire un nom et de commencer à se créer une fanbase. C’est donc une pratique collective, conviviale et artistique avant tout. Les gens ne sont pas là pour se faire de l’argent ou être en compétition.

En France, même si certain.e.s se demandent si le freestyle est mort, des émissions comme Rap Contender, Urban Shoot, la version française des cyphers BET, ou plus récemment Rentre dans le cercle avec Sofiane font perdurer cette pratique. Seul hic : si certaines rappeuses, comme Leys, Le Juiice ou KT Gorique, sont de temps en temps invitées à participer, elles continuent d’être peu nombreuses et de performer au sein de groupes majoritairement masculins. Ici par exemple, Chilla rappe au milieu d’un « cercle » entier de rappeurs à l’exception de 3 ou 4 femmes présentes.

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Alors bien sûr, comme partout, on aimerait que ça n’importe pas, que les rappeurs et rappeuses puissent être considérés de la même manière, qu’on échappe à cette binarité femme/homme et que la musique passe avant tout. Mais dans la réalité, ce n’est pas le cas. Les rappeuses en France sont encore mises au second plan, maintenues dans l’ombre ou présentées séparément les unes des autres, ce qui est renforcé par le fait d’être souvent exclues des pratiques de groupe comme les cyphers. En effet, les émissions de cypher les plus connues, prennent encore trop souvent la forme d’un entre-soi masculin où les rappeuses sont des exceptions.

Pour remédier à cela, plusieurs initiatives ont vu le jour récemment. Il y a quatre ans, le média associatif Madame Rap crée en 2015, dédié aux femmes et aux LGBTQIA+ dans le hip hop, organise son premier cypher avec 4 rappeuses internationales puis un deuxième à l’occasion d’une conférence qui portait sur la misogynie et le féminisme dans le rap. Le média relaye aussi et met en avant quotidiennement les nouveaux projets des rappeuses françaises ou internationales et fait la part belle au freestyle en particulier.

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Côté Suisse, la rappeuse KT Gorique a lancé le Biggest Female Allstars Cypher en mai 2020 qui a réuni plus de 20 rappeuses du monde entier, dont plusieurs françaises, sur une seule track. Au début de la vidéo, la rappeuse annonce la couleur : « J’vais connecter les petites sœurs et les doyennes. En first class, toujours au-dessus d’la moyenne » . Un deuxième cypher est sortie en septembre dernier réunissant encore une fois 21 rappeuses de 9 pays différents sur un même titre dans une vidéo montée par l’humoriste Shirley Souagnon.

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Andréa Etondè, content manager chez TikTok et amatrice de hip-hop, autrice du documentaire « Lyrics explicites » (Arte) fait aussi partie de celles qui ont voulu remédier à ce manque de représentation. Début 2020, inspirée par l’esthétique des vidéos de la chaîne Colors et par les cyphers du magazine XXL, elle décide d’organiser un cypher 100% féminin à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes. De cet événement ponctuel va finalement naître « Gen.res : le freestyle inclusif » , une chaine YouTube qui met en scène dans chaque vidéo, trois rappeuses ou chanteuses de RnB françaises qui se livrent à l’exercice du freestyle. Parmi elles : Turtle White, 20cent, Shani Da Flava ou encore les chanteuses Ifa et Jeannie. Le concept compte à ce jour 4 vidéos, dont 2 sorties cette année après le début d’une collaboration avec le média Manifesto XXI.

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Que ce soit en studio ou dans les évènements dédiés au rap, Jeannie confirme que « la présence des femmes est encore assez anecdotique ». « En général, on en voit une par-ci, une par-là mais c’est rare de voir des collaborations entre femmes. Elles sont toujours mises à l’écart les unes des autres comme s’il ne pouvait y avoir de place que pour l’une d’entre elles. » C’est pour cette raison qu’Andrea Etondè, même si elle nous rappelle que « le hiphop est un art de compétition », explique qu’elle ne voulait pas créer d’esprit battle pour autant dans son projet. « On nous met déjà assez en compétition toute notre vie donc l’idée n’était pas du tout de créer des rivalités ».

Dans un monde hyper individualiste et compétitif, le cypher apparait comme une pratique importante à perdurer puisqu’elle permet un partage collectif, loin de l’esprit capitaliste qui régit l’industrie musicale (et nos vies en général !). Pour 20cent, « réunir [les femmes] dans un cypher ne peut qu’être prolifique. Cela permet de mettre en lumière leur savoir-faire mais surtout, de prôner cette valeur de solidarité qui est plus qu’importante dans le circuit féminin. […] L’entraide, c’est la clé ! »

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Et puis le cypher permet de découvrir plusieurs artistes à la fois, comme une sorte de vitrine des différents styles de rap qui existent. Cela permet donc de mettre en avant une diversité de profils. Avec Gen.res, l’image de la rappeuse-type est déconstruite. L’initiatrice du projet souhaite que toutes les personnalités soient représentées et que les rappeuses soient visibles dans leur pluralité. Elle ne voulait pas uniquement mettre en avant des personnalités « exubérantes » et « hypersexualisées », comme c’est souvent le cas dans les contenus mainstream, mais aussi des rappeuses plus « old-school », des « lyricists » et des chanteuses de RnB. « Gen.res nous montre qu’il y a de la place pour chacune d’entre nous et pour nos singularités » souligne Jeannie.

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Ce qu’Andrea Etondè apprécie aussi dans le freestyle c’est qu’il permet de vraiment voir « la quintessence de l’artiste ». « Que tu sois Booba ou qui que ce soit, quand tu arrives dans un cypher, tu es au même niveau que tout le monde. » Pour Turtle White le freestyle, tout comme le cypher, est un exercice incontournable pour « montrer de quoi [on] est capable, présenter [son] style [son] son personnage aux gens et [s’]auto-évaluer ». C’est le freestyle qui a permis à la rappeuse de « se révéler » et d’acquérir une forme de « liberté » dans son art. Pour Jeannie, le cypher permet de voir « comment chacune s’approprie le beat ». Découvrir des angles et des rythmiques différents sur un même instrumental, c’est ce qui fait la richesse de cette pratique. Il y a aussi une force de groupe, « une énergie qui se dégage » selon Turtle White.

Aujourd’hui, Andrea Etondè reçoit des messages de rappeurs qui lui demandent pourquoi elle n’invite pas d’hommes dans ses vidéos. « Pourtant ils ne se demandent jamais pourquoi il n’y a pas de femmes dans la plupart des contenus ! », dit-elle amusée. Et même si le projet a eu du succès, certains continuent de dire qu’ils « n’aiment pas entendre les femmes rapper » dans les commentaires, une réticence qui ne s’applique pourtant pas aux rappeuses US selon Andrea Etondè. « L’idée c’est que le regard s’habitue en France à voir des femmes rapper et freestyler et que ce ne soit plus vu comme une exception. »

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Voir des artistes freestyler entre elles, c’est un pur cadeau quand on nous a appris à imaginer les femmes comme étant constamment en compétition les unes avec les autres. C’est pour cela qu’au-delà de l’importance de visibiliser les rappeuses et leur talent en général, valoriser la pratique du cypher, c’est donner la possibilité aux rappeuses de se réapproprier le collectif et de se montrer dans leur pluralité.