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Les pigeons : figure punk en milieu urbain

Par
Louise Pierga
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Impossible de louper sa frimousse grisâtre depuis la gouttière hautaine et puante d’où il projette de vous déféquer dessus en toute impunité. Entre deux roucoulements, le voilà en train de s’adonner à son activité préférée : chiller en meute au ras des pavés de la rue, l’air de dire “je suis chez moi et je vous emmerde”. Non je ne parle pas du “fou” du quartier (on en a tous un), mais bien du pigeon. Ce colocataire citadin à plumes, qui suscite injustement mépris, dégoût et haine. Le pigeon est pourtant bien plus qu’un simple volatile à l’hygiène douteuse, il est l’ultime symbole du punk en zone urbaine.

Dans son essai Révoltes Animales, Fahim Amir interroge notre rapport aux animaux et à leur domestication. Sont-ils toutefois de simples victimes condamnées à la domination humaine ? Le philosophe prend le contrepied de ce cliché et livre une vision étonnante en ce qui concerne la figure du pigeon. Ancien domestiqué qui a su retrouver les rangs de la liberté tout en cohabitant avec son ancien oppresseur humain.

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Eh oui on a tendance à l’oublier mais il fut un temps où le pigeon était encore adulé par nos confrères humanoïdes. Il trouvait sa place dans nos assiettes (on peut encore se faire un pigeon au four, mais de toute évidence le mets a été supplanté par le poulet rôti du dimanche). Ses fientes nous ont toujours servi de précieux engrais et ce, depuis les premières sociétés agraires. Quant à sa représentation symbolique, c’est tout aussi prestigieux. Dans la mythologie chrétienne, le pigeon est un être céleste, pacifique, beau, bon et pur qu’aucun démon ne saurait pervertir (un peu l’équivalent de Taylor Swift aujourd’hui même si on n’a pas encore eu l’idée de commercialiser ses matières fécales pour faire pousser du blé).

Fahim Amir rappelle la portée divinatoire du pigeon et des oiseaux en général [Leur] capacité à vivre entre ciel et terre et à se manifester à l’improviste a depuis toujours conféré à leur apparition une importance prophétique ou oraculaire” (cf. la fois où un pigeon a ièch sur l’épaule de François Hollande pendant la marche de deuil post-attentat de janvier 2015, une belle prophétie). Même dans les hôpitaux, le pigeon est le bienvenu. Non pas pour faire la lecture aux malades mais bien en guise de soin. Jusque dans les années 50, il n’était pas rare de couper un pigeon en deux et de l’apposer à une plaie afin de la soigner (j’espère vraiment qu’on ne fera jamais ça avec Taylor Swift). Quant à sa capacité à voyager et revenir toujours au même point de départ, ça nous aura bien servi comme moyen de communication. Un vrai couteau suisse ce plumé.

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Manque de pot pour le pigeon, la révolution industrielle va progressivement l’éjecter de nos usages quotidiens. A la place on va élever du poulet en batterie et produire de l’engrais industriel, créer des lignes de télécommunication. Ciao le ramier ! Mais on ne déloge pas un ailé zélé si facilement. Le pigeon voit au contraire dans l’avènement des zones urbaines un foyer à refuges extraordinaire. La ville regorge de petites niches creusées très proches de l’habitat naturel du pigeon (qui ne construit pas des nids comme la plupart de ses congénères volants mais cherche plutôt des recoins creusés dans la pierre). Il peut ainsi s’engouffrer et se nourrir des saletés laissées au sol ou dans les poubelles tout en lâchant des ruines liquides sur les pare-brise des voitures. La dolce vita pour tout pigeon qui se respecte.

Voilà qu’aujourd’hui le pigeon, ancien compagnon de routine continue de vivre à nos côtés sans qu’on ne lui accorde plus aucune estime. Sa présence nous rappelle pourtant les vestiges de notre collaboration passée, un peu comme un ex qui continue de vivre chez toi sans payer le loyer et qui chie en plus sur ton pare-brise de bagnole. Relou. Mais sa présence te rappelle qu’à une époque il savait te séduire (je suis pas sûre de la direction que prend cette comparaison, je vous propose qu’on revienne plutôt à nos moutons, enfin nos pigeons). Pire encore, le pigeon serait devenu symbole de saleté.

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Mais pourquoi le pigeon serait plus sale qu’autre chose ? Pour Fahim Amir, “ce n’est pas parce que le pigeon est sale qu’il faut le bannir de l’espace urbain, mais au contraire parce qu’il n’a plus sa place dans cet espace, qu’il semble sale”. Alors que le chat s’est laissé enfermer dans les appartements, les chiens se tient en laisse dans la rue, et la vie sauvage se voit restreinte à des parcs naturels ( encadrés par l’humain), le pigeon vole de ses propres ailes. Il est un parasite indomptable, invirable, avec lequel on est bien obligé de cohabiter puisqu’il en a décidé ainsi. Il occuperait ainsi une place intermédiaire entre le monde sauvage et le monde domestique. Une figure de résistance qui ferait de lui un des derniers bastions du punk en ville. Voilà pourquoi, selon le philosophe, les vieilles dames qui nourrissent les pigeons en faisant fi de toute législation (nourrir les pigeons en France est interdit et nous expose à une amende qui peut aller jusqu’à 450 euros selon les communes) redéfinissent la relation de l’humain à l’animal. Par l’intermédiaire de cette pratique militante et “sociorévolutionnaire”, les deux parties dessinent un monde dans lequel animaux et humains se rencontrent librement. Pigeon’s not dead.

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Pour les passionnés de la colombe, Sylvain Chomet (Les triplettes de Belleville) a réalisé ce petit film d’animation en 98 aussi angoissant que touchant qui devrait vous donner faim. Rien de tel pour conclure cette ode aux jomp’s (*)

(*)c’est le verlan de pigeon que j’essaie d’imposer dans la langue française, svp aidez-moi.