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Les mots ont un sens : à propos de la dignité des victimes de violence sexuelle
Depuis l’ouverture du procès des viols de Mazan, une petite phrase, à première vue anodine, revient sans cesse sous la plume et dans la bouche des journalistes : celle de la “dignité” de Gisèle Pelicot. Un qualificatif que l’on retrouve d’ailleurs aussi dans une publication relayée il y a quelques jours sur le compte Instagram d’URBANIA.
Alors si applaudir la décision de la plaignante de refuser l’anonymat du huis-clos, afin de sensibiliser le plus grand nombre de personnes au procédé criminel de la soumission chimique, est une intention louable ; si saluer sa détermination courageuse à ébranler les préjugés sur la supposée marginalité des monstres (une théorie que l’autrice Rose Lamy bat d’ailleurs en brèches dans son dernier essai “En bons pères de famille”) est compréhensible, peut-on vraiment parler de “dignité” dans ces circonstances ?
Pour répondre à cette question, il faudrait d’abord s’entendre sur ce que recouvre réellement cette notion de dignité. Ça tombe bien, il y a des dictionnaires pour ça ! Prenons la définition du Robert en ligne, par exemple : 1) Respect que mérite quelqu’un ou quelque chose. 2) Respect de soi. Ou bien encore celle du Larousse : Attitude empreinte de réserve, de gravité, inspirée par la noblesse des sentiments ou par le désir de respectabilité ; sentiment que quelqu’un a de sa valeur.
Davantage qu’exalter sa force et sa bravoure, célébrer la dignité de Gisèle Pelicot revient donc à admirer sa contenance. C’est considérer qu’en faisant preuve d’une certaine placidité face à l’abject, qu’en revêtant ce masque de retenue devant les caméras, elle se respecte. Et ce faisant, qu’elle mérite également toute notre estime.
Existe-t-il un baromètre de l’exemplarité des victimes ?
Alors oui, bien sûr, elle est très prévenante Gisèle Pelicot : vraiment, elle nous ménage. Elle nous épargne de l’embarras, elle nous économise de la gêne. Elle ne décompense pas nerveusement en public, elle ne nous exhibe pas la blessure béante, l’abysse de tristesse, l’océan de rage qui bouillonne en elle, ou le “champ de ruines” qu’est devenue son existence, et dont elle parle pourtant parfois quand on l’interroge sur ce qu’elle traverse. Elle ne s’affaisse pas sous le poids de sa douleur, elle se tient droite, tête haute, et de tout son corps, brutalisé par des dizaines d’hommes, elle fait obstacle à la banalité obscène des violences sexuelles.
De son visage, ainsi exposé aux médias – et désormais célèbre – elle défie l’impunité des agresseurs, et les silences complices. Ces silences qui isolent injustement dans une image de soi dégradée et honteuse, ceux qui enferment des générations de victimes dans des non-dits morbides. Oui, elle fait preuve d’une détermination et d’une persévérance remarquables, héroïques même. Mais existe-t-il pour autant un baromètre de l’exemplarité des victimes ?
Y-aurait-il d’un côté les victimes respectables, et celles qui méritent moins notre considération ? D’un côté les trop émotives qui s’effondrent, incapables de revivre leur trauma dans une salle d’audience, les impuissantes qui tremblent, mutiques, face aux visages de leurs agresseurs, et de l’autre, les guerrières impassibles ? Ou bien les révoltées, les boulimiques de la colère, qui conservent leur fureur comme un talisman, qui voudraient ne jamais monter dans le train de cette “résilience” très à la mode – et vraiment exaspérante – que l’on leur tend désormais à tout bout de champ comme seule planche de salut possible, et de l’autre les rescapées de la rage, qui ont le bon goût de ne pas se laisser submerger par leur ressentiment tapageur ?
“Digne de quoi ? Digne pourquoi ?”
Doit-on toujours implicitement tirer une ligne de démarcation entre les bonnes et les mauvaises victimes ? Car c’est bien de cela dont il s’agit quand on met en avant – l’air de rien – la “dignité” des personnes qui ont vécu le pire. Plus pernicieux encore, cela peut laisser entendre que Gisèle Pelicot aurait d’une certaine manière été salie, forcément dévaluée, par ces viols répétés.
Cette soi-disant “flétrissure intime” que l’on impose tacitement aux victimes, qui est l’un des (nombreux) carburants du tabou qui entoure les violences sexuelles, et empêche encore aujourd’hui beaucoup de personnes de dénoncer leurs bourreaux. En affichant cette stupéfiante maîtrise de soi, Gisèle Pelicot prouverait que sa valeur demeure intacte, ou tout du moins qu’elle a été restaurée, par sa seule force de caractère dans l’adversité…
51 hommes sont aujourd’hui sur le banc des accusés. Une trentaine n’ont pas pu être identifiés dans les insoutenables “archives” de Dominique Pelicot. Près de 90 hommes ont violé cette femme pendant qu’elle dormait, et c’est à elle qu’il incombe désormais de nous démontrer son honneur et son amour-propre, à chacune de ses apparitions publiques ?
La responsabilité médiatique et politique
Alors évidemment, la plupart des journalistes qui ont choisi ce terme ne l’ont probablement pas fait en pensant à mal, bien au contraire. Mais c’est la responsabilité des médias de ne pas relayer des expressions toutes faites, sans en mesurer la véritable portée sémantique et la violence symbolique.
Ajoutons à cela que notre président défendait encore il y a quelques mois dans une interview un comédien mis en examen pour viol, que 96% des personnes mises en cause dans des faits de violences sexuelles sont des hommes (source : Ministère de l’Intérieur) et que selon une estimation minimale, seulement 6% des personnes victimes d’un viol, d’une tentative de viol ou d’une agression sexuelle portent plainte (source : Ministère de l’Intérieur).
Alors si on veut absolument mettre la dignité au centre, allons-y ! Mais pour honorer le combat de Gisèle Pélicot, exigeons plutôt de la part de l’Etat, du législateur, et de la société dans son ensemble, d’être dignes !
Ne nous révoltons pas seulement le temps du procès, pour mieux nous réfugier ensuite dans une forme de résignation stérile sur la fatalité du mal. Ne nous contentons pas de revenir, sitôt les audiences terminées, à nos certitudes confortables sur la nature exceptionnelle de ce genre d’affaires, qui nierait l’évidence des rapports de domination sexistes et effacerait l’ordinaire de ces comportements prédateurs.
Regardons la réalité de ces violences essentiellement masculines bien en face, et leur caractère socialement construit. Enfin, réclamons que tout soit mis en œuvre pour les empêcher d’advenir, et apprendre à accueillir la parole des victimes.