.jpg)
Les larmes des hommes, pour une masculinité plus positive
Quand avez-vous pleuré pour la dernière fois ?
Quand je pose la question aux hommes autour de moi, les réponses m’étonnent souvent : « Il y a cinq ans, quand ma grand-mère est décédée », « en 2018, quand je me suis séparé de ma copine », « quand j’ai dû faire euthanasier mon chien il y a deux ans ». Sans vouloir généraliser, force est de constater que chez les hommes de mon entourage, pleurer semble être une réaction réservée aux grands événements. Un phénomène que j’ai toujours trouvé curieux, étant donné la propension de mes propres glandes lacrymales à s’activer à la moindre émotion.
Pourquoi les hommes semblent-ils moins sujets aux flots de larmes ? Comment notre vision de la masculinité influence-t-elle les émotions des hommes ? J’en ai discuté avec le comédien et illustrateur Francis-William Rhéaume, qui a récemment lancé le compte Instagram La boîte aux larmes, où des hommes se racontent entre eux la dernière fois où ils ont pleuré.
Sur ton compte Instagram personnel, tu sembles t’intéresser à la masculinité depuis un moment, mais pourquoi avoir créé La boîte aux larmes?
C’est le fruit d’un travail sur moi, mais aussi d’une réalisation que je pouvais m’intéresser au féminisme et lire des œuvres féministes en tant qu’homme.
Il y a trois ans, je me suis séparé de la mère de ma fille et j’ai commencé à faire de la thérapie. À ce moment-là, il y a un genre de channel en moi qui s’est réouvert, que j’avais fermé à partir de l’adolescence. Depuis ce temps-là, je suis tellement vulnérable tout le temps, je pleure énormément. Des fois, ça me donne l’impression d’être en dehors de la norme d’un gars « normal ». Donc je me suis mis à lire beaucoup là-dessus, même si je n’avais pas encore les termes « masculinité toxique » ou « patriarcat » en tête.
Récemment, j’ai aussi vu le documentaire The Mask You Live In, à propos de la masculinité toxique et de comment on peut éduquer les jeunes garçons à entrer dans la masculinité positive. Il y a une scène où on voit un thérapeute avec des jeunes gars. Il leur passe un masque en papier et leur demande d’écrire dessus quel masque ils portent dans leur vie, quel masque leur a été légué par le patriarcat, par l’image de ce que doit être un « vrai » homme. À l’intérieur du masque, il leur demande d’écrire ce que les gens ne savent pas d’eux, ce qu’ils gardent pour eux. Ils se lisent ensuite ces mots-là, et il y a quelque chose d’extrêmement touchant qui se passe. Je me suis dit que ça serait cool qu’on ait accès à cette vulnérabilité-là plus souvent.
Bref, c’est une série d’événements qui ont fait en sorte que je me suis dit : hey, sur Instagram, je veux entendre des gars me parler des fois où ils ont pleuré. Parce qu’entre hommes, on n’a pas du tout ce langage-là. On est beaucoup plus porté à aller pleurer devant une femme, devant nos copines, devant nos amies. Mais entre hommes, on ne se laisse pas la place, parce que ça n’a ne se fait pas de pleurer dans les bras d’un autre homme, ce n’est pas comme ça qu’on nous a éduqués.
Justement, quand tu as lancé le compte, tu as expliqué en story que c’était notamment pour « donner un break aux femmes ». Qu’est-ce que tu voulais dire ?
J’ai lu le livre La volonté de changer de bell hooks, et elle parle beaucoup que pour atteindre l’égalité homme-femme, pour que la femme se libère du patriarcat, il faut qu’on tende la main aux hommes et qu’on soit capable d’entendre leur souffrance.
Moi, j’ai été dans une relation où, suite à la thérapie, je nommais beaucoup mes émotions, je parlais beaucoup de ce que je ressentais à ma copine, et un moment donné, je me suis rendu compte que c’était toujours des femmes qui m’écoutaient, parce que c’est ce qu’on leur a enseigné à faire. J’ai aussi une amie de fille avec qui je parle souvent de sujets plus intimes, et je me disais : j’aimerais ça parler de cette façon-là à mes amis gars. Parce que quand on arrive à parler d’émotions entre gars, c’est généralement en surface, en gardant un peu notre fierté, ou en allant dans l’humour, en contrôlant l’émotion.
Donc oui, cette idée-là de donner un break aux femmes et d’apprendre entre hommes à parler de nos souffrances, c’est un concept qui me plait beaucoup.
À quoi ressemblent les témoignages que tu as reçus jusqu’à maintenant ? Y a-t-il des similitudes entre eux, quelque chose de particulier qui en ressort ?
Ce que je remarque surtout, c’est à quel point c’est varié, à quel point les hommes pleurent pour toutes sortes de raisons. Je reçois autant des témoignages super light comme « j’ai pleuré avec ma mère quand je lui ai annoncé que j’étais accepté à l’université en droit » que des choses plus graves. Je remarque aussi qu’il y a beaucoup de témoignages d’hommes qui pleurent à la suite d’une rupture.
Mon rapport aux autres hommes a toujours été fucké, et pour moi, de recevoir tout ça, c’est vraiment fort. Je vais travailler, je vois des hommes, je repense aux témoignages que je reçois et je me dis : tous ces hommes-là ont ça en eux quelque part. Ça me réconcilie beaucoup avec les autres hommes.
Toi, comment t’a-t-on « appris » la masculinité en grandissant ?
Je pense que j’ai toujours eu le personnage du « bon gars », ou du gars un peu comique. Je n’ai jamais fait beaucoup de sport ou été le gars super comme « RAH! ». Du coup, je me suis toujours dit : mais, on dirait que je suis brisé comme homme. Heureusement, mon père n’était vraiment pas là-dedans, dans les gros rapports de domination et tout ça.
Mais quand même, avec la thérapie et l’introspection que je fais, je commence à me rendre compte que malgré cet univers-là dans lequel j’ai grandi et cette impression d’être un bon gars, il y a quand même plein de legs de la masculinité toxique en moi. Et là, je suis rendu à identifier ce que c’est exactement. Par exemple, je sais que j’ai déjà été insistant avec des filles, et avec le recul, je réalise qu’on nous apprend ça très jeune, que c’est même sexy d’aller plus loin, trop loin.
C’est quoi, pour toi, une masculinité « positive » ? Qu’est-ce que tu aimerais qui change par rapport à notre vision de ce qu’est la masculinité ?
Juste qu’on soit capable de se mettre d’égal à égal entre nous et avec les femmes. Ou qu’au moins, en tant qu’hommes, qu’on soit très, très conscients du privilège qu’on a, qu’on le nomme, et après ça, qu’on essaie de réparer les choses.
Je me rappelle que pendant la vague de dénonciations [de l’été 2020], plusieurs gars autour de moi disaient comme : « Oh wow, lui a pas encore été nommé », ou « oh mec, j’ai eu peur d’être nommé ». Mais l’idée, ce n’est pas d’être nommé ou non, c’est de faire ce travail-là sur soi. C’est pas parce que tu traverses la route sans regarder une fois et que tu ne te fais pas renverser que c’est une bonne pratique.
C’est important d’avoir un éveil, de faire de l’introspection. J’aimerais ça que les gars, on soit plus sympas, et que je n’entende plus mes amies dire : « Il a fallu que je dise 15 fois “non” à un gars avant qu’il comprenne. »
Même à la télé, c’est tellement encore le même homme qu’on voit, dominant et fort physiquement. Alors qu’on se promène dans la rue et la masculinité est tellement plurielle. Je trouve que les nuances de la masculinité ne sont pas encore tant représentées ni valorisées.
La liste est longue. Mais juste d’accepter les mots comme « masculinité toxique » et de vouloir aller les comprendre, de lire sur le mot « féminisme » et se rendre compte que c’est pas juste des « femmes frustrées », mais que ça parle d’égalité des genres, qu’il existe plein de types de féminisme… déjà là, c’est un bon premier pas.
J’ai toujours eu des amies et des copines féministes, mais j’ai toujours eu cette réaction-là de : j’écoute, je comprends, mais ça ne m’interpelle pas vraiment, il faut juste que je sois un allié. Mais en me donnant la permission de m’intéresser au féminisme pour de vrai, j’ai compris que les inégalités et les normes de genre affectent énormément les hommes aussi, et donc que le féminisme nous concerne. Il faut s’informer là-dessus.
As-tu des recommandations de lectures ou de contenus pour d’autres hommes (ou quiconque !) qui aimeraient commencer à s’éduquer sur ces sujets ?
Mis à part le livre La volonté de changer de bell hooks dont j’ai parlé tout à l’heure, qui est une super belle entrée en matière, il y a Pour l’amour des hommes de Liz Plank, qui est plus factuel, et Réinventer l’amour de Mona Chollet, qui est très challengeant à lire mais très pertinent. Il y a aussi un podcast que j’ai découvert récemment qui s’appelle Man Enough : c’est plein d’hommes qui parlent de leur rapport à leur masculinité, c’est vraiment cool à écouter.
Toi, c’est quand la dernière fois que tu as pleuré ?
J’ai pleuré hier. Ces temps-ci, il y a comme plein de gens autour de moi qui m’ont parlé de leur enfance, et hier, j’ai une amie qui m’a parlé de la sienne et de l’abus psychologique qu’elle a vécu, et ça m’a fait pleurer.