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Les « Internet Boyfriends » : de l’infantilisation à la sexualisation
Pour le commun des mortels, Pedro Pascal est l’acteur en tête d’affiche de l’emblématique série The Last Of Us. Mais pour internet, il cumule par-dessus ça les casquettes de daddy, big daddy, small bean, little kitty, mew mew kitten, daddy supreme, big daddy supreme, sans bien sûr oublier baby girl. Que les anti-Shakespeare me pardonnent, ces mots se devaient d’être prononcés à l’état sauvage.
Derrière cette inquiétante liste de surnoms, une affection véritable comme seules les communautés virtuelles d’admirateurs savent l’exprimer : de façon intense, mais foncièrement bienveillante. Pensez ici à votre grand-mère qui vous pince affectueusement la joue, mais vous l’ampute aussi. Tout est fait avec a-m-o-u-r.
Et c’est précisément cette fougue sanglante qui caractérise le phénomène des « internet boyfriends », ces célébrités masculines dont l’impeccable ratio beauté/talent/charisme fait rougir et glousser les réseaux sociaux. Sous ce statut privilégié se retrouvent donc les Pedro Pascal, Keanu Reeves, Adam Driver, Idris Elba et autres Oscar Isaac de ce monde qui, qu’importe la plateforme, récoltent toujours publications virales, déclarations enflammées et adoration avec un grand A.
Un trop grand A, peut-être.
La rançon du succès
Est-ce Timothée Chalamet qui vit sur Terre ou bien le Soleil qui gravite amoureusement autour de lui ? Peu de revues scientifiques se sont encore penchées sur la question. Qu’à cela ne tienne : internet avait déjà trouvé sa réponse en 2017, lorsque l’acteur français a été révélé au grand public dans Call me by your name, cette merveilleuse histoire d’amour entre un adolescent et une pêche. Depuis, dans une sorte de communisme virtuel romantique, il est l’amoureux que tous ses fans se partagent en portions équitables.
Mais l’ennui lorsqu’on est l’internet boyfriend de tout le monde, c’est qu’on ne peut être le reality boyfriend de personne. C’est pourquoi l’heure de l’apocalypse semble avoir sonné sur Instagram et Twitter depuis que son rapprochement avec la jeune et riche Kylie Jenner a été officialisé dans la presse. Suite à cette nouvelle, un palpable sentiment de trahison général a traversé la toile en onde de choc. Comment a-t-il pu ? Comment a-t-il osé ?
J’exagère le trait. La plupart des réactions, aussi surprises et déçues soient-elles, restent dans le registre léger de l’humour — même s’il n’est pas exclu que ces tweets soient rédigés les yeux embués.
Mais que se passe-t-il quand la légèreté n’est pas au rendez-vous ? Quand, dès le départ, l’obsession est non seulement réelle, mais pratiquée sans aucun recul ? Il se passe un drame. Car dans ces cas de figure, toute célébrité adulée tentant de développer une romance en parallèle de ses fans en constaterait les conséquences dans sa vie personnelle — harcèlement, diffamation ou doxing (divulgation de ses informations privées) de partenaires.
Et si, pour un œil extérieur, ces situations peuvent paraître choquantes, c’est un lundi comme un autre pour les fanbases de Harry Styles, de BTS ou d’autres artistes encore dont la stratégie marketing repose sur le développement d’un lien interpersonnel extrêmement fort avec sa communauté. Et celle-ci le lui rend en ne se contentant pas de les admirer de loin, mais en les prenant aussi sous son aile, quitte à les étouffer sous son aisselle.
chaque nouvelle relation devra automatiquement passer par la foudre de ses admirateurs.
Et les voici donc coincés : d’un côté, ils ne peuvent pas sermonner leurs fans dont l’obsession, aussi brutale soit-elle, garantit leur si grand succès professionnel, mais de l’autre, ils ne peuvent pas non plus vivre une vie romantique normale, car chaque nouvelle relation devra automatiquement passer par la foudre de ses admirateurs. Dure, dure, la vie d’un Roméo du net.
De l’obsession à l’infantilisation
Revenons-en à Pedro « baby girl » Pascal, soit la quintessence de l’internet boyfriend. Son exemple est intéressant en ce qu’il est à la croisée des deux grands symptômes de ce phénomène : l’infantilisation et la sexualisation. Sauf qu’ici, l’infantilisation ne prend pas la forme d’un fan s’immisçant dans sa vie privée pour lui dicter qui embrasser ou non, mais plutôt celle d’un chaton à la bouille si mignonne qu’il vous en pousserait un couinement suraigu.
Instinctivement, on voudra donc le protéger, le garder près de soi, lui toucher le bout du nez en faisant « boup ! » et on oubliera qu’il s’agit en fait d’un homme d’un mètre quatre-vingt âgé de 48 ans qui a fui la guerre au Chili, non pas d’un tamagotchi en forme de peluche répondant au doux nom de « smol_bby_777 ».
Et puis les jours pairs, la tendance s’inverse. D’un petit objet fragile à couver plus que tout, l’internet boyfriend devient cette figure protectrice au charme subtil, mais rassurant qui devra à son tour couver plus vulnérable que lui, transitionnant à un statut de daddy. Chez Pedro Pascal, le sex-appeal sera construit sur la somme de ses rôles et apparitions médiatiques — Oberyn de Game Of Thrones pour la sensualité insolente, Joel de The Last Of Us pour le côté paternel, mais torturé, et ses multiples entrevues pour sa personnalité enfantine et attendrissante.
L’acteur se prendra lui-même au jeu, déclarant en autres que le statut de daddy était un état d’esprit plus qu’un simple mot. Mais comme tout sur internet, il a fallu que les choses se dégrade et que le flirt léger se transforme en sexualisation agressive . Puis ont suivi des entrevues progressivement inconfortables dans lesquelles l’acteur n’était plus perçu qu’à travers cet unique prisme, aussi bien par ses fans que par les médias.
Sur le tapis rouge promotionnel de la série The Mandolarian, une journaliste de Access Hollywood ira jusqu’à lui mettre sous le nez une longue liste de tweets lubriques à son sujet en lui demandant de choisir son préféré. Le silence qui suivra sera d’un malaise sans nom jusqu’à ce que Pedro Pascal prononce un simple : « Non ».
Apprivoiser la bête
Rien de nouveau sous le soleil, cependant : le culte fétichiste des célébrités voué par les fans ne date pas d’hier. Et amplifié comme il l’est par les réseaux sociaux, il ne risque pas non plus de s’éteindre. Pourquoi est-ce donc un si grand sujet de conversation maintenant ? Parce que jusqu’alors, les victimes principales de cette affection sexualisée étaient à forte majorité des célébrités féminines. Leur traitement s’inscrivait donc dans la continuité des fantasmes de femme-objet n’existant que pour le regard de l’homme qui gangrénaient la société.
« Vous souvenez-vous quand Scarlett Johansson a été interrogée à propos de ses sous-vêtements ? Ou d’Helen Mirren devant commenter si sa silhouette détourne l’attention de son travail ? Ou Lady Gaga, plus de 30 ans plus tard, se faisant poser exactement la même question ? Taylor Swift et Rihanna ont aussi souvent été présentées dans des entrevues de tapis rouge comme étant principalement intéressantes pour leur sex-appeal », rappelle à nos mémoires la journaliste Brit Dawson dans GQ. « Bien que le vent n’ait pas tourné à propos de ce comportement — loin de là — il semble que les femmes ne soient plus les seules à être sexualisées de manière odieuse et désagréable. »
Mais la différence majeure que je note ici, c’est que si les femmes, célèbres ou non, ont de tout temps été objectifiées par les hommes, les hommes, eux, ont toujours été craints par les femmes. En cela, leur sexualisation actuelle par un public majoritairement féminin est intéressante, car elle révèle une tentative de dépouiller la figure masculine de tous les dangers qui, habituellement, s’y rattache et mettent la femme en alerte. Il y a une volonté de pouvoir enfin aimer un homme sans risque.
Pedro Pascal devient donc un chaton approchable, qui peut être caressé, qui ne nous mordra pas. Même quand il est dans sa position de force de daddy, l’accent sera mis sur l’aura de confiance, de sécurité et de bienveillance qu’il saura instaurer et maintenir.
En érigeant ces hommes au rang d’internet boyfriends, les femmes leur tendent en réalité un trophée bien plus rare : celui d’être les derniers bons hommes qui puissent exister sur Terre (bravo). Les seuls qui les empêchent de sombrer dans la désillusion. Et ce n’est pas anodin que, lorsque ces hommes sont tôt ou tard cancellé — soit le destin de 84,9 % des hommes adulés du net —, la phrase dominant les réactions dépitées est souvent : « dommage… c’était mon dernier espoir de trouver un homme décent ».
La morale ici n’est donc pas de se restreindre de témoigner son affection, voire son attirance, voire son obsession absolument totale (et compréhensible) pour Timothée Chalamet, sa mâchoire angulaire et ses collègues masculins d’Hollywood, mais plutôt de se rappeler que l’objet de cet amour n’est justement pas un objet.