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Les homards du Titanic

Par
Lucie Piqueur
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J’aime penser à des scénarios improbables dans ma tête.

Par exemple, j’imagine que si par un hasard incompréhensible, une statistique incroyable, tous les habitants de la Terre clignaient des yeux en même temps, personne ne s’en rendrait compte.

C’était à ça que je rêvassais il y a 13 ans, allongée dehors, en regardant les étoiles. J’avais le sentiment d’être minuscule et complètement insignifiante dans l’univers.

Mais bon. En même temps, il y a 13 ans, j’avais toujours ce sentiment-là. Je faisais une dépression.

J’étais allongée là parce que j’avais essayé de me suicider. J’avais voulu avaler toute ma boîte d’OxyContin, mais ça m’avait fait mal à la gorge après 2, parce qu’évidemment, j’avais juste un verre à moitié vide pour boire avec.

Une chance j’étais un peu empotée. Parce que la dépression, quand elle t’attrape, elle peut te croquer toute crue si tu t’en donnes les moyens.

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À 15 ans, je ne savais pas à qui en parler. Ma mère me cuisinait de bons petits plats pour me remonter le moral, mais au lieu de les manger, j’essayais de calculer combien de Tupperwares de boulettes ça prendrait dans mon sac à dos pour couler rapidement si je me jetais dans le fleuve.

Ça a duré un an. Ou mille, je suis plus sûre. En fait, j’ai l’impression d’avoir regardé chaque seconde de cette année-là passer misérablement sur le cadran, avec une intensité abasourdissante.

Et pourtant, aujourd’hui, je ne me souviens plus de grand-chose. Comme si c’était la vie de quelqu’un d’autre. Comme si je m’étais endormie devant Canal+.

Je me suis réveillé un jour, un peu confuse, un peu de bave au coin de la bouche. Je me souviens que ma mère m’avait emmenée voir un autre médecin. Il s’est fâché parce que selon lui, ça avait pas de sens de bourrer une adolescente de 15 ans d’antidépresseurs et d’anxiolytiques. Je sais pas quelle case magique s’est allumée, mais une fois que le docteur a fini de crier, j’avais 16 ans et j’avais réintégré ma vie.

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J’aimerais avoir rapporté de mon épopée quelque remède, conseil ou recette de jus vert pour aider à s’en sortir, mais sincèrement, tout ce que j’ai fait c’est attendre patiemment que le train de la dépression finisse de me rouler dessus. J’en suis pas ressortie grandie. En même temps, y a pas d’raison. On s’attendrait pas à ce que je ressorte grandie de n’importe quelle putain de grosse maladie.

Aujourd’hui, ça va.

J’ai eu de la chance, tout est rentré dans l’ordre tout seul, et j’étais encore assez petite pour avoir droit à l’amour inconditionnel d’une poignée de personnes. Je me sens miraculée, comme les homards dans les cuisines du Titanic ont dû se sentir en retournant dans l’océan alors qu’ils se croyaient condamnés.

Je pense souvent à tous ceux qui sont encore dans l’aquarium du Titanic. Aux noms sur la liste d’attente du psychiatre de l’hôpital. Ceux qui savent qu’ils attendront encore plusieurs mois pour recevoir un traitement alors qu’ils peuvent se faire livrer de la drogue à leur porte en 30 minutes. Ceux qui n’ont personne à qui se confier. Ceux qui n’ont comme ami que la voix de Siri dans leur cellulaire.

Mais quand tu finis par ouvrir ton cœur à Siri, en lui avouant que tu as le goût de te jeter sous un autobus, il y a de bonnes chances que tout ce qu’elle ait à te répondre, c’est l’horaire des trois prochains passages…

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Il y a quelques jours, allongée sur mon lit, je rêvassais. On était 13 ans plus tard. J’ai repensé à ça : est-ce que vraiment, personne ne s’en rendrait compte, si on fermait les yeux tous en même temps? Est-ce qu’on pourrait tous ensemble passer à côté de quelque chose d’aussi gros que des centaines de milliers de personnes atteintes silencieusement de maladie mentale? Des statistiques aussi incroyables que 1 personne sur 5 atteinte en France au moins une fois dans sa vie et parmi elles, peu seront prises en charge.

On a encore du travail à faire collectivement pour se sortir de l’aquarium.