Logo

Les femmes et le sport : une guerre politique depuis l’Antiquité

Un domaine de plus, historiquement et universellement considéré comme dévolu aux hommes, qui a longtemps invisibilisé les femmes.

Par
Lisa Coll
Publicité

L’histoire du sport au féminin remonte aussi loin que celle du sport au masculin. Pourtant, comme souvent, on ne se souvient que de ce que les hommes ont accompli. Eve Menu, autrice et fondatrice du site l’Histoire par les femmes a écrit “Championnes”, un livre qui retrace le parcours de quarante femmes qui ont marqué l’histoire du sport.

En s’intéressant à ces sportives, elle questionne ce que leur histoire dit de nos sociétés, du rapport des femmes à leur corps et de la société à ces mêmes corps, de l’émancipation féminine et de ses opposants, et des liens avec d’autres discriminations. Nous avons pu nous entretenir avec elle.

Depuis quand les femmes font-elles du sport ?

À notre connaissance, les femmes font du sport depuis aussi longtemps que les hommes, depuis l’Antiquité au moins. Mais dans les sociétés fortement patriarcales, la pratique sportive des femmes – et en particulier du sport de compétition – ne va pas de soi pour autant : en Grèce antique, les femmes n’ont pas le droit d’assister aux Jeux olympiques, sous peine de mort. Et la première femme à remporter une victoire olympique le fera sans être présente au stade : en 396 av. J.-C., Cynisca, fille du roi de Sparte et cavalière émérite, remporte la course de chars à quatre chevaux aux Jeux olympiques, non pas en tant que conductrice mais en tant que propriétaire des chevaux et entraîneuse de l’équipe. Elle est la première femme à décrocher une victoire olympique.

Publicité

Quels sont les évènements majeurs qui ont fait évoluer la place des femmes dans le sport ?

Au cours du Moyen Âge et de l’Époque moderne, la place des femmes dans le sport reste minoritaire, même si on peut citer le nom d’une championne du jeu de paume, Margot la Hennuyère, battant la plupart de ses adversaires masculins à Paris au XVe siècle.

Au XIXe siècle, le sport en général commence à s’institutionnaliser, avec l’établissement de règles fixes et précises pour les sports collectifs et la création de clubs, dont les femmes sont exclues d’emblée. On conseille l’activité physique aux adolescentes, essentiellement pour préparer leur corps aux grossesses et à la maternité, mais uniquement des sports doux, sans chocs, et avec des tenues vestimentaires conformes aux bonnes mœurs bien sûr. Mais le XIXe siècle est aussi marqué par l’apparition du vélo. Et quand les femmes finissent par se l’approprier, il devient un vrai vecteur d’émancipation : elles y gagnent une liberté de mouvement, une certaine liberté vestimentaire… et on commence à s’habituer à voir des corps de femmes en mouvement dans l’espace public.

Publicité

Au XXe siècle, le sport féminin se développe et rencontre un certain succès à partir de la Première Guerre mondiale, à l’ombre de l’absence des hommes partis au front. Les sports et clubs s’ouvrent progressivement aux femmes.

“ce sont les années 1960 qui marquent un vrai tournant dans le sport au féminin, avec une plus grande médiatisation des grandes sportives et un nombre croissant de femmes licenciées dans les clubs.”

Chaque sport connaît son propre développement, sa propre ouverture aux femmes plus ou moins rapide, mais on peut citer quelques événements marquants de ces évolutions : la première médaille d’or féminine aux Jeux olympiques, remportée par la joueuse de tennis Charlotte Cooper en 1900, la « course des midinettes » à Paris en 1903, l’immense popularité de la première star internationale du tennis Suzanne Lenglen dans les années 1920, l’organisation des premiers « Jeux olympiques » féminins en 1922, la traversée de la Manche à la nage par Gertrude Ederle en 1926, la participation de Kathrine Switzer au marathon de Boston en 1967, ou encore la « bataille des sexes » opposant Billie Jean King à Bobby Riggs en 1973.

Publicité

Pourquoi les femmes font-elles moins de sport, à haut niveau et de manière générale ?

D’abord, le constat peut être légèrement nuancé : aujourd’hui, la part des femmes disant pratiquer un sport, si elle reste plus faible, se rapproche de celle des hommes. L’écart est surtout très variable en fonction des disciplines, et il existe toujours des sports considérés « masculins » ou « féminins ».

Ensuite, les obstacles à la pratique sportive féminine, de compétition ou de loisir, sont à mon sens de deux ordres, liés à la vie quotidienne des femmes et à l’organisation du monde du sport. Les femmes portent encore une plus lourde part des charges domestiques et des responsabilités familiales, ce qui représente un frein important à la pratique régulière d’une activité physique. Et au sein du monde du sport, les inégalités restent lourdes : manque de financement pour le sport au féminin entraînant un moins bon accès aux infrastructures, écart salarial, manque de médiatisation des sportives, traitement sexiste par les médias et sur les réseaux sociaux, violences sexuelles… Les obstacles sont nombreux.

Publicité

En quoi la bataille des sexes de Billie jean king a été un des évènements majeurs de l’acceptation et de l’émancipation des femmes dans le sport ?

En 1973, la « bataille des sexes » oppose en tennis la joueuse Billie Jean King, numéro 1 mondiale de l’époque, et le joueur de tennis retraité Bobby Riggs. L’affrontement est fortement symbolique : Billie Jean King est une féministe engagée et milite notamment pour l’égalité salariale, tandis que Bobby Riggs est très critique envers le tennis féminin. Et le 20 septembre 1973, Billie Jean King l’emporte.

La victoire s’inscrit dans une série de performances montrant le sérieux du sport féminin, et prouvant la puissance des sportives : comme lorsque Gertrude Ederle traverse la Manche à la nage en 1926, alors que beaucoup disaient que les femmes n’en étaient pas capables, et qu’elle bat au passage le record masculin de deux heures. Ou lorsque Kathrine Switzer boucle le marathon de Boston en 1967, malgré les organisateurs de la course qui essaient de l’en empêcher. Ces événements apportent du crédit et du sérieux aux performances des sportives. La spécificité de la « bataille des sexes », c’est qu’elle est extrêmement médiatisée. Elle est vue par 90 millions de personnes dans le monde, dont de nombreuses femmes qui célèbrent la victoire de Billie Jean King. Par la suite, le tennis féminin gagne en reconnaissance et en médiatisation.

Publicité

En quoi le sport est-il politique ?

Le sport n’est pas déconnecté des sociétés qui le produisent, il est forcément politique. Il est par exemple parfois un outil pour les gouvernements ou des institutions sportives, qui s’en servent pour appuyer une politique ou des idées. En 1904, par exemple, des « Journées anthropologiques » sont organisées en support de thèses racistes, pour montrer une prétendue supériorité des sportifs blancs sur les peuples indigènes. Et pour cette démonstration, on compare les performances de sportifs entraînés et de sportifs indigènes à qui on explique les règles juste avant l’épreuve, dans une langue qu’ils ne comprennent pas toujours…

Le sport a aussi pu être utilisé comme outil d’apaisement voire de réconciliation – si tant est qu’elle était possible – dans des pays marqués par des crimes de masse voire des crimes contre l’humanité : au Rwanda, après le génocide des Tutsis, en Afrique du Sud après l’apartheid ou encore en Australie après les violences de la colonisation.

“À contrario, le sport peut aussi servir à marquer une désapprobation envers la politique d’un pays : l’Afrique du Sud est ainsi exclue des Jeux olympiques de 1962 à 1992 en raison de sa politique d’apartheid. Et en 2022, après l’invasion russe en Ukraine, les joueuses et joueurs de tennis russes sont exclus de Wimbledon.”

Publicité

Le sport est politique, aussi, quand il est lui-même porteur de discriminations. On le voit avec le combat de Billie Jean King ou de Megan Rapinoe pour l’égalité salariale, mais aussi avec celui d’Allyson Felix et d’autres pour le droit des athlètes à être mères, avec celui de la joueuse de tennis afro-américaine Althea Gibson pour pouvoir accéder à des tournois réservés aux joueuses blanches, avec la lutte contre les violences sexuelles et sexistes… Mais il peut aussi être vecteur d’émancipation, comme on peut le voir avec la pratique féminine du vélo qui a donné aux femmes un outil de mouvement et de liberté.

Et enfin, le sport est politique quand il est un champ d’expression. Beaucoup de sportifs utilisent la tribune que leur offre le sport pour porter des revendications politiques : on pense à Tommie Smith et John Carlos levant le poing sur le podium aux JO de 1968 pour dénoncer le racisme aux États-Unis, à Colin Kaepernick mettant un genou à terre pendant l’hymne américain en protestation contre les violences policières, à Megan Rapinoe répétant le même geste en soutien… Des actions qui, parfois, leur coûtent très cher.

Publicité

Quel a été l’impact des révélations de Catherine Moyon de Baecque et de Michèle Rouveyrol ?

En 1991, deux jeunes athlètes, Catherine Moyon de Baecque et Michèle Rouveyrol, accusent des coéquipiers et un entraîneur de harcèlement, de violences verbales et d’agressions sexuelles. Bien longtemps avant #MeToo, elles sont les premières, dans le monde du sport, à parler. Elles sont immédiatement lâchées par la fédération d’athlétisme, qui protège les accusés et cherche à les faire taire. Mais deux ans plus tard, trois agresseurs sont condamnés à des peines légères.

L’impact immédiat, malheureusement, est dramatique pour Catherine Moyon de Baecque et Michèle Rouveyrol, évincées de l’équipe de France d’athlétisme : cette affaire marque la fin de leur carrière sportive, tandis que les agresseurs n’écopent que de sanctions temporaires et reprennent ensuite leurs activités comme si de rien n’était.

Publicité

Mais leur témoignage porte un premier coup au tabou entourant les violences sexuelles, endémiques dans le monde du sport. Il contribue à ouvrir la voie aux suivantes. Catherine Moyon de Baecque témoigne d’ailleurs haut et fort, en racontant son expérience – avec les pressions subies par la fédération d’athlétisme – dans un livre. Des années plus tard, les témoignages commencent à pleuvoir, notamment dans le tennis, la gymnastique et le patinage. Mais ce n’est encore certainement que la partie émergée de l’iceberg. Et Catherine Moyon de Baecque co-préside d’ailleurs depuis septembre 2021 la Commission de lutte contre les violences sexuelles et discriminations du Comité national olympique et sportif français.

Parmi vos 40 portraits, quelle est la sportive ou l’événement qui vous a le plus touché ?

Si je m’écoutais, je répondrais : toutes ! Mais s’il faut vraiment n’en choisir qu’une, alors je dirais l’athlète Wilma Rudolph. Ce qui me touche particulièrement dans son histoire, c’est que beaucoup de sportives qui ont marqué l’histoire – comme Suzanne Lenglen, Clärenore Stinnes, Violette Morris… – ont bénéficié de conditions très favorables : famille aisée, accès aux infrastructures, soutien de proches… Dans le cas de Wilma Rudolph, son arrivée au plus haut niveau sportif était improbable : née dans une fratrie nombreuse, dans une famille afro-américaine modeste en pleine période de ségrégation raciale, elle est atteinte de poliomyélite dans l’enfance et les docteurs lui disent qu’elle ne remarchera jamais. Elle n’a pas accès à l’hôpital de sa ville, qui est réservé aux Blancs.

Publicité

Et pourtant, grâce au soutien acharné de sa famille et à sa propre détermination, elle se met à marcher, puis à courir. Et puis en 1960, aux JO, elle remporte trois médailles d’or en athlétisme. Elle est la femme la plus rapide sur Terre ! Une victoire qu’elle partage : à son retour aux États-Unis, forte de sa nouvelle notoriété, elle oblige le gouverneur du Tennessee à organiser un événement ouvert à tous, Noirs comme Blancs. En pleine période de ségrégation raciale, c’est une déflagration. Et c’est ce qui me touche dans son histoire, au-delà même de la détermination avec laquelle elle a affronté la maladie, le sexisme et le racisme pour parvenir au sommet de sa discipline.