Quand on pense à la magie, une image désuète perdure : celle d’un homme blanc d’âge moyen vêtu d’une queue-de-pie et coiffé d’un chapeau haut-de-forme. Si de telles représentations collent au subconscient, c’est que la prestidigitation reste marquée du sceau de la virilité. « Entre 10 et 15% des femmes pratiquent la magie », rappelle Serge Odin, président de la Fédération Française des Artistes Prestidigitateurs. Composée de 1 400 personnes, elle représente 47 clubs sur le territoire.
De son côté, Ilva Scali, magicienne parisienne dont l’âge doit rester secret, tient des comptes différents : « Il y a environ dix professionnelles en France, contre 5 000 hommes. » C’est en rencontrant un magicien à l’âge de 25 ans, qu’elle tombe dans la marmite magique. Elle se souvient être rentrée dans le milieu à la force du poignet, se produisant sur « toutes les scènes possibles ».
Parmi les autres magiciennes qui se sont arrachées une place sur le devant de la scène pailletée, il y a Yogane, aussi appelée « la sorcière préférée » des enfants. Elle admet que ses consœurs se comptent sur les doigts de quelques mains et prend l’exemple d’une polémique récente : « Lors du Congrès international de la FISM (Fédération Internationale des Sociétés Magiques) à Québec, un photographe avait exposé 35 photos de magiciens et seulement deux de femmes. Cela avait provoqué un tollé ! »
« Un milieu assez macho »
Yogane n’entre pas en collision avec la magie par hasard. Son père, Yogano, était créateur de grandes illusions dans le domaine de la lévitation. Plus jeune, elle l’accompagne lors de ses spectacles et elle reçoit la Baguette d’Or de Monaco. En grandissant, la jeune femme s’éloigne de cet environnement : cursus scolaire classique, job de communicante, vie de famille. Il lui faut plusieurs années pour se consacrer pleinement à son premier amour. « C’est un milieu assez macho, il est rare que les femmes se lancent dans cette aventure, dit-elle avant de reprendre, Vous n’aurez jamais de parité lors des festivals de magie, ce sera toujours cinq magiciens pour une magicienne, s’il y a une magicienne. »
Bien qu’elle ne souhaite pas « établir de généralités », Emilie confie ne pas avoir été accueillie à bras ouverts dans le cercle fermé des prestidigitateurs. « Très peu d’hommes ont accepté de m’aider pour faire mes tours. » L’autodidacte de 44 ans se souvient des phrases blessantes et de la jalousie de certains hommes qui sous-entendaient qu’elle était moins méritante. « Ces dernières années, cela a pu devenir un avantage d’être une femme, car les entreprises veulent se targuer d’une image plus féministe », indique la magicienne qui travaille entre la France et le Luxembourg. Les hommes doivent se distinguer davantage. Celle qui a fait de la robe rouge sa signature, arrive désormais à vivre de son art. Le mentalisme fait partie de ses spécialités.
« Globalement, les femmes sont accueillies comme une vraie richesse, car elles apportent une démarche et une sensibilité particulière », se défend le président de la Fédération Française des Artistes Prestidigitateurs, avant d’ajouter : « D’ailleurs la revue de la prestidigitation qui est l’organe national de la FFAP les met régulièrement en avant en leur donnant de plus en plus la parole. » Cependant, certains magiciens aimeraient qu’une couverture sur deux montre une femme, ce qui n’est pas encore le cas. « Au-delà de la distinction homme/femme, et même si la démarche de se lancer dans la magie est avant tout individuelle, nous nous devons de mettre en avant l’excellence magique sans autre distinction que celle de la qualité artistique. »
Depuis quelques années, les femmes dans la magie sont davantage représentées par les revues spécialisées les plus importantes en France (Magicus en 2022, Revue de la Prestidigitation en 2021…). « Il y a une vingtaine d’années, il y avait dans nos concours une catégorie ‘Magie féminine’. Celle-ci a été heureusement supprimée, car comme je le rappelle, l’Art magique doit être notre seule préoccupation et les femmes sont tout aussi capables de le mettre en valeur », précise Serge Odin. Pour ce spécialiste, la situation s’est améliorée, citant des magiciennes françaises à succès : Alexandra Duvivier, Caroline Marx, Calista Sinclair…
Les femmes associées à la magie noire
Cependant, on ne balaie pas des décennies de sexisme d’un revers de main. Pascal Morchain, magicien et spécialiste de l’histoire de cette industrie, explique pourquoi les femmes en ont été écartées : « Tout d’abord, elles ont longtemps été associées aux sorcières et à la magie noire. » Il suffit de taper « magicienne » dans un moteur de recherche pour en avoir le cœur net : on trouve des représentations de femmes à moitié dévêtues, les cheveux en bataille et le regard souvent “machiavélique”. Au XVIe siècle, les chasses aux sorcières connaissent leur apogée et les femmes censées s’adonner à la magie étaient passibles de peine de mort.
Autre explication : jusqu’au milieu du XIXe siècle, les femmes sont absentes de la sphère publique. L’accès au théâtre, et donc à la scène, leur est interdit par l’Église. Ce n’est qu’à la seconde moitié du XIXe siècle qu’elles apparaissent sur scène en tant qu’assistante. Autrement dit, elles font office de potiche et servent à détourner l’attention quand l’homme est au centre des regards.
Malgré cette série d’obstacles, une poignée de femmes évoluent dans la communauté magique lors du IIe millénaire, souligne Pascal Morchain : l’illusionniste Benita Anguinet (1819-1887), Talma (1861-1944) ou encore Suzy Wandas (1896-1986), appelée aussi « la maîtresse blonde platine de la manipulation ». On compte également parmi les pointures de l’époque, Adélaïde Hermann (1853-1932). Cette dernière apprend des tours à son mari qui se fait un plaisir de récolter les récompenses à sa place. Lorsque celui-ci décède en 1896, elle reprend la compagnie et met au point un numéro dangereux, intitulé « Bullet Catch », dans lequel un magicien semble attraper une balle tirée directement sur lui .
Enfin, l’un des numéros emblématiques de la communauté magique illustre bien la misogynie de l’époque : la femme coupée en deux, avec une première représentation en 1921. Dans les années 80, l’Américaine Dorothy Dietrich réserve le même sort à la gent masculine. Déjà à l’époque, les femmes tentent d’enterrer à coups de pelle la figure de l’assistante court vêtue et souriante. Elles ont compris qu’un tel changement de mentalité ne se fera pas d’un coup de baguette magique.