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Les femmes dénoncent la culture du viol depuis le Moyen-Âge et Christine de Pizan est là pour nous le prouver
En même pas dix ans, on a vécu plusieurs mouvements de dénonciation des violences sexuelles envers les femmes et les minorités de genre.
Ces différents mouvements ont mis en lumière les dangers et les ravages de la culture du viol, notamment avec le procès Brock Turner en 2015.
Pour plusieurs, il s’agissait là d’un concept nouveau, difficile à saisir ou même à reconnaître, même si la conceptualisation de l’expression date des années 70. Cependant, c’est pas parce qu’on a nommé un phénomène que ce dernier n’existait pas avant ni qu’il n’était pas dénoncé.
À cet égard, j’aimerais vous présenter une femme qui, malgré un contexte historique extrêmement dur et violent pour son genre, n’a pas hésité à dénoncer la misogynie et la violence envers les femmes dans un domaine alors réservé aux hommes. Souhaitez donc la bienvenue à Christine de Pizan, femme de lettres française née en 1364 et décédée autour de 1430.
Tirer le diable par la queue
Christine de Pizan est née à Venise, mais elle a vite déménagé en France avec son père. C’est que son papa était un astrologue tellement reconnu que le roi Charles V l’a engagé pour venir travailler à son compte. Comme quoi Mercure en rétrograde affecte tout le monde, même la royauté.
Christine a eu la chance immense d’avoir un père qui favorisait l’éducation et qui trouvait important que sa fille sache lire et écrire. Elle a par la suite épousé le secrétaire du roi et, comble de chance, son mari aussi l’a encouragée à s’instruire.
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Cependant, sa chance, son courage et sa résilience seront mis à rude épreuve par la suite. D’abord, le roi Charles V meurt, ce qui la coupe elle et sa famille de revenus et de protection. Ensuite, c’est son père adoré qui décède au début de sa vingtaine. Même pas deux ans plus tard, son mari meurt, la laissant veuve à 25 ans, avec trois enfants à sa charge, en plus de sa mère et sa tante. Sans héritage, obligée de se défendre en cour avec les dettes de son mari, Christine en a chié.
Elle s’intéresse à des sujets comme la religion, la politique, l’histoire et ses écrits reçoivent beaucoup d’intérêt, notamment de la part de la famille royale, qui lui en commande plusieurs.
Elle reste toutefois déterminée à ne pas se remarier, souhaitant se consacrer à ses études et à son écriture. Ce faisant, elle devient la première femme de lettres française à réussir (tant bien que mal au début) à vivre de sa plume. C’est un exploit assez extraordinaire quand on sait qu’à cette époque, les femmes appartenaient (comme des objets) soit à leur père soit à leur mari. Christine retrousse donc ses grandes manches de robe médiévale et travaille sans relâche: « Alors, je me mis à forger de jolies choses, plus légères au commencement, et tout comme l’ouvrier qui devient de plus en plus subtil dans ses œuvres à force de les pratiquer, en continuant toujours à étudier diverses matières, mon intelligence s’imprégnait de plus en plus de choses nouvelles, et mon style s’améliorait, gagnant en subtilité et touchant de plus hautes matières, depuis mille trois cent quatre-vingt-dix-neuf où je commençai, jusqu’en cette année mille quatre cent cinq où je ne cesse de continuer; j’ai compilé pendant ce temps quinze volumes principaux, sans compter les autres petits poèmes séparés…» -Extrait d’une de ses publications, L’Advision de Christine.
Elle commence par publier des poèmes d’amour où elle s’épanche sur ses nombreux deuils:
« Seulete suy et seulete vueil estre,
Seulete m’a mon doulz ami laissiee,
Seulete suy, sanz compaignon ne maistre,
Seulete suy, dolente et courrouciee »
Puis, comme elle le relate plus haut, elle s’intéresse à des sujets comme la religion, la politique, l’histoire et ses écrits reçoivent beaucoup d’intérêt, notamment de la part de la famille royale, qui lui en commande plusieurs.
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Féministe selon l’histoire contemporaine
En 1401, elle déclenche le tout premier beef littéraire et une des rares prises de position féministes de l’époque en dénonçant la misogynie et le sexisme violent présents dans une oeuvre alors populaire, Le Roman de la rose.
« Pour la première fois, on voit une femme prendre la plume pour défendre son sexe » – SIMONE DE BEAUVOIR À PROPOS DE CHRISTINE DE PIZAN, LE DEUXIÈME SEXE.
Les communications étant ce qu’elles étaient à la fin du Moyen-Âge, le beef durera deux ans et les historiens modernes s’entendent pour dire qu’elle a carrément kické le cul de tous les partis grâce à son analyse précise, son argumentation sans faille, son sens de l’humour et son sens de l’ironie.
Le beef en bref
Le Roman de la rose a été écrit par Jean de Meun et se voulait une sorte de satire des conventions de l’amour courtois. Si l’ouvrage a connu beaucoup de succès, Christine, elle, l’a trouvé infiniment mauvais et de piètre qualité. Elle reprochait entre autres à l’oeuvre son immoralité, son caractère obscène et sa misogynie vulgaire et violente. C’est certain qu’avec des phrases comme « Toutes êtes, serez et fûtes/De fait ou de volonté, putes », on peut comprendre la désapprobation de Christine.
« QUI SONT LES FEMMES ? QUI SONT-ELLES ? SONT-CE SERPENTS, LOUPS, LIONS, DRAGONS, GUIVRES OU BÊTES DÉVORANTES, ENNEMIES DE LA NATURE HUMAINE ?… ET, PAR DIEU, CE SONT VOS MÈRES, VOS SŒURS, VOS FILLES, VOS FEMMES ET VOS AMIES. ELLES SONT VOUS-MÊMES ET VOUS ÊTES ELLES-MÊMES. » – CHRISTINE DE PIZAN
C’est sous forme d’échanges de traités entre Christine et Jean de Montreuil, un gars qui avait publié un hommage à l’oeuvre de de Meun, que le beef s’est déployé. Dans un premier temps, Christine, comme toutes les femmes compétentes qui vivent sous le patriarcat, étale son expertise et ses habiletés, question d’éviter que sa parole soit ignorée ou invalidée sous prétexte qu’elle ne sait pas de quoi elle parle. Elle s’attaque ensuite à la piètre qualité formelle et esthétique globale de l’oeuvre. Puis, elle relève et juge sa violente misogynie.
De plus, afin de parer à toute excuse de type « C’est juste une blague! » « Tu comprends pas c’est quoi l’humour! » « On peut pu rien dire! » elle démontre habilement que « Si la multiplicité des voix et des perspectives, l’ambiguïté des discours, la contradiction entre les différents discours constituent l’esthétique du Roman de la rose de Jean de Meun et son rapport singulier à la vérité, l’obsession misogyne qui traverse ces voix et ces discours ne peut pas être justifiée dans une perspective esthétique ni comme accès particulier à la vérité. » Et vlan! Un coup de poulaine métaphorique dans la face de de Meun et ses fans.
Comme si elle savait d’avance que sa prise de position lui attirerait des accusations de « manquer de nuance », elle tue dans l’oeuf toute possibilité de réplique du genre en reconnaissant l’intelligence et le talent de de Meun, mais en précisant du même souffle que ça n’empêche pas qu’il soit profondément misogyne et que son oeuvre risque de perpétuer le sexisme, surtout si elle est présentée à des gens moins éduqués et moins habiletés à reconnaître les défauts du texte.
Elle termine son argumentation par une invitation sincère aux conversations et aux débats civils, pourvu qu’elle soit reconnue et respectée ou, pour la citer: « Et ne me soit imputé a follie, arrogance ou presompcion d’oser, moy femme, repprendre et redarguer aucteur tant subtil et son euvre admenuisier de louenge, quant lui, seul homme, osa entreprendre a diffamer et blasmer sans excepcion tout un sexe »
Les historiens et médiévalistes contemporains s’entendent pour affirmer que cette discussion constitue le premier débat littéraire, du moins dans l’histoire de la France, mais on peut affirmer qu’il s’agit aussi d’une importante prise de parole pour dénoncer la misogynie ambiante de l’époque.
La Cité des dames
Après ce débat public, Christine a entrepris de préciser sa pensée à propos de la position des femmes dans la société, de leur statut d’êtres humains à part entière, de leur indispensable apport à la société et de leurs vertus comme la droiture, la raison, la justice.
En s’inspirant librement de la République de Platon (entre autres), elle crée une oeuvre allégorique, La Cité des dames, qui la fera passer à l’histoire.
Dans son oeuvre-phare, Christine rend hommage aux femmes admirables du passé (beaucoup d’héroïnes de la Grèce Antique et la Vierge Marie, notamment) en imaginant une cité construite, habitée et gérée par des femmes. Avec la Raison comme fondation et enceinte protectrice, elle imagine dans les cités des bâtiments représentés par plusieurs Vertus et la Droiture. La Justice, elle, s’occupe de donner à chacune selon son mérite. Pour peupler la Cité, Christine choisit des femmes vertueuses et justes, avant d’ouvrir ses portes à la Vierge, les saintes et les martyres.
Elle aborde également des sujets comme l’illégalité du viol, le droit des femmes à l’éducation ainsi que leurs aptitudes à gouverner.
Malgré son talent, son travail prolifique et sa pensée révolutionnaire, ce n’est que dans les années 80 que Christine de Pizan et son oeuvre ont été dépoussiérées, principalement par les féministes de la deuxième vague.
Je sais pas vous, mais en ce moment je me pose deux questions:
Combien d’autres femmes brillantes ont été effacées par l’Histoire?
Suis-je la seule à être un tantinet découragée de réaliser que le sexisme, la misogynie et la culture du viol sont dénoncés depuis AU MOINS le Moyen-Âge et que les femmes et les minorités de genre se retrouvent encore en 2020 à répéter les exacts mêmes arguments sans que leur parole ne soit écoutée ou validée ?
Heureusement, on voit aujourd’hui de plus en plus de Christines de Pizan version 2020, conscientes de leur valeur, qui n’ont pas peur d’élever la voix contre les injustices. C ’est là un hommage fort émouvant à une femme de conviction.