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“De toute façon, les jeunes maintenant vous êtes scotchés à votre portable”. Ok boomer. Et oui, Noël approche et avec lui son lot de poncifs sur les jeunes, génération Z en tête, et les écrans. Mais est-ce qu’il n’y aurait quand même pas un peu de véracité dans tout ça ? À quel point l’exposition excessive aux écrans peut remodeler la perception du réel chez les plus jeunes ? En réunion de famille, je me souviens d’une petite cousine qui, à 3 ou 4 ans, avait le réflexe de swiper du doigt sur un bouquin pour en tourner les pages. Marrant mais un peu effrayant. D’autant que les habitudes prises quand on est enfant restent à l’âge adulte : si tu t’es déjà pété une cheville en marchant dans un trou, tu fais partie des “smombies”, néologisme obtenu de la contraction de smartphone et zombie, le tout désignant les piétons dont l’attention est absorbée par leur téléphone.
Est-ce que la technologie fait malgré tout de nous des bons à riens ? Tout ça pourrait être un éternel symptôme du “C’était mieux avant”. Après tout, la panique morale a déjà fait son oeuvre à d’autres époques et avec d’autres innovations. Quelques exemples :
Ve siècle avant J.-C : Socrate s’inquiète des conséquences de l’écriture sur la diffusion du savoir (un peu réac, Socrate…)
XVe siècle : l’imprimerie aurait répandu la peur du diable
Fin XIXe : l’écrivain américain Mark Twain pense que le téléphone incite les femmes à avoir des conversations superficielles
1949 : une loi française réglemente les contenus immoraux dans les bandes dessinées
Fin des années 90 : le tamagotchi affole les parents, craignant que leurs enfants ne traversent la rue sans regarder autour
Genevieve Bell, directrice de recherche chez Intel, a une théorie intéressante. Pour donner lieu à une panique morale, une innovation technologique doit engendrer un triple changement : celui de notre rapport à l’espace, au temps et aux autres. Et c’est bien sur ce dernier point que les inquiétudes portent.
Que dit la science dans tout ça ? J’ai regardé du côté des études sorties sur le sujet : avec autant de conclusions diverses, dur de s’y retrouver. Il y a celle qui établit un lien très faible entre exposition aux écrans et mal-être psychologique, celle qui la corrèle avec la dépression mais dont la méthodologie est controversée, celle qui veut qu’une utilisation raisonnée peut avoir un bénéfice sur le bien-être social et émotionnel… La corrélation est souvent là, mais difficile d’établir une causalité.
Son discours : il faut s’inquiéter, et pour éduquer correctement les enfants, il faut commencer par les parents.
J’ai donc demandé l’avis d’une professionnelle confrontée au sujet chaque jour. Sylvie Osika est pédiatre et voit en consultation près de 100 enfants par semaine, dans son cabinet ou à l’hôpital Jean-Verdier de Bondy, en Seine-Saint-Denis. Son discours : il faut s’inquiéter, et pour éduquer correctement les enfants, il faut commencer par les parents.
- Récemment, des chercheurs américains ont constaté, à l’aide d’une IRM, que la structure de la matière blanche des zones du cerveau impliquées dans le langage, la lecture et l’écriture était plus faible chez les enfants les plus exposés aux écrans. Est-ce que les écrans en eux-mêmes posent problème ?
Ce qu’on est en train de découvrir correspond à ce que j’observe tous les jours. Mais ce n’est pas l’écran en soi qui pose problème, c’est l’utilisation qu’on va en faire. Je vois des dizaines d’enfants exposés très petits à tous les écrans. Et tout a changé depuis YouTube Kids, depuis la 4g et la wifi.
Il y a souvent un discours un peu alarmiste sur la dépendance aux écrans. Qu’en penser ?
On est alarmiste parce qu’il y a de quoi l’être et qu’il faut l’être. Je vois des dizaines d’enfants exposés très petits à tous les écrans. La télé pose aussi un souci chez les enfants, que ce soit Gulli ou Netflix, plus la 4G et la wifi. L’exposition est de plus en précoce, je vois des enfants de 6 mois ou 9 mois devant les écrans. Dans des milieux plus précaires difficiles, où les parents ont besoin de temps, les enfants très petits sont devant les écrans, et pas 5 minutes. Ça c’est pas être alarmiste, c’est un constat du quotidien.
- Concrètement, pourquoi les écrans perturbent-ils l’éducation ?
L’enfant a besoin de la disponibilité complète de l’adulte. Il a besoin des yeux des autres,
ce qui l’intéresse, c’est ce qui intéresse ses parents. Si vous avez un téléphone dans la main il va s’y intéresser. Et si c’est sur du temps long, le bébé va finir par ne plus avoir de bonnes interactions. Ensuite la vitesse et les sons le happent. Si l’attention est captée il n’apprend rien, c’est du temps volé.
- Est-ce qu’il y a des effets positifs à l’utilisation des écrans ?
Aucune étude à ce jour n’a montré de bénéfice à apprendre avec un écran avant 6 ans. Rien de rien. Après 6 ans, ça peut être bénéfique pour apprendre du vocabulaire dans une langue. En France on n’informe pas encore suffisamment. Les parents ont entendu que leurs enfants allaient parler une 2e langue grâce à Internet. Donc je vois des enfants qui, à 3 ans, ne savent pas dire un mot mais savent compter en anglais, parce qu’ils ont entendu “one, two, three” sur YouTube.
Une règle est importante, c’est celle des “4 pas” : pas le matin, pas le soir avant de dormir, pas en mangeant, pas tout seul.
- Quelles précautions faut-il prendre ? Est-ce qu’il faut transmettre une culture du numérique, interdire les écrans ?
Pour les petits enfants ? Oui, aucun doute la dessus. Être à 2 ans devant un écran qui défile, c’est comme si vous vous regardiez un film en chinois sans parler chinois.
Déjà, le temps d’écran n’est pas obligatoire.
Il faudrait pouvoir dire 0 écran avant 3 ans. Les 1000 premiers jours de la vie sont une période capitale pour l’enfant. On apprend beaucoup plus en allant se promener dehors, en regardant les oiseaux et les fleurs ou en allant jouer au ballon.
Entre 3 et 6 ans, il faut être raisonnable et prudent, on peut regarder un dessin animé avec un temps limité, marquer un début et une fin.
Ensuite en fonction de la tranche d’âge, à 6 ans 6 heures par semaine, 8 ans 8h par semaine etc… Une règle est importante, c’est celle des “4 pas” : pas le matin, pas le soir avant de dormir, pas en mangeant, pas tout seul. Il faut que la personne qui s’occupe de l’enfant soit totalement concentrée sur l’enfant.
Dans tous les cas, il faut informer les parents quitte à être alarmiste. J’ai des parents qui me disent “pourquoi on me l’a pas dit plus tôt ?” Et leur faire comprendre que maintenant ils ont 2 boulots : une éducation réelle et une virtuelle.
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Voilà, tu peux maintenant lever les yeux de ton portable et regarder devant toi en marchant. De rien.