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Les démons de l’ennui

« Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire... », disait aussi Anna Karina.

Par
Stéphane Moret
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Avec le COVID-19, est arrivé un ennemi encore plus grand pour tous les nouveaux confinés : comment lutter contre l’ennui ? Face au chômage partiel ou technique imposé à de nombreux employés, à la garde des enfants (entre deux devoirs/biberons) qui tourne à l’enfer et nécessite donc de les occuper, la plupart des médias nous somment de toujours trouver une parade. Chaque site Internet, chaque magazine, chaque journal télévisé nous abreuvent ainsi de moults conseils sur ce qu’on peut ou doit faire. Sport, livres, séries TV, films, jeux vidéos, tout le monde y va ainsi de sa liste de recommandations de loisirs. Certains ont même dévalisé les rayons virtuels des magasins de e-commerce pour acheter des jeux de société, des livres, ou s’abonner à un service de streaming. Pourquoi ? Parce que l’ennui guette. Seul.e ou à plusieurs. Mais si l’ennui était utile ?

L’ennui, c’est quoi ? C’est d’abord un sujet d’étude et de discussion pour les philosophes, les auteurs littéraires, les poètes. Pour ce pan, je vous laisse relire Madame Bovary, ou revoir Pierrot le Fou et sa merveilleuse incarnation de l’ennui par Anna Karina, sur les bords de l’eau et son formidable : “J’m’ennuiiiiie, j’sais pas quoi faaiiiire” répété en boucle. Il fascine.

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Alors pourquoi est-il redouté alors que les artistes y voient quelque chose d’évasif, de vaporeux, de désiré, de tentant ? Tout simplement parce que, entre leur ennui et notre ennui, il y a un monde. Ou plutôt une époque, qui a changé. Logique de vouloir s’ennuyer quand vous vivez dans la société de l’industrie et de l’effort, campagnarde ou rurale, et que vous vivez pour travailler et inversement. Comme dans La Petite Maison dans la Prairie, vous vous leviez, vous partiez au boulot, vous rentriez (il fait nuit), vous dîniez, vous vous couchiez. Au mieux, vous aviez le temps d’un peu de loisir, pour, comme Charles Ingalls, jouer un peu de violon éclairé par la bougie. Mais aujourd’hui, s’ennuyer, c’est mal vu. Parce qu’il y a tellement de choses à voir, à faire, à apprendre. De la société du travail, nous sommes passés à celle du loisir, qui cherche à toujours combler nos temps disponibles. Restons toujours en mouvement pour bien nier nos émotions, nos sentiments. Et c’est peut-être ça qui est dangereux dans cette chasse à l’ennui moderne.

Personnellement, j’adore m’ennuyer. Ne rien faire. Mais ne vraiment rien faire. Pas se poser une heure dans le canapé avec un bouquin ou écouter de la musique. Non. Vaquer à strictement aucune occupation.

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Personnellement, j’adore m’ennuyer. Ne rien faire. Mais ne vraiment rien faire. Pas se poser une heure dans le canapé avec un bouquin ou écouter de la musique. Non. Vaquer à strictement aucune occupation. M’entendre penser. Me parler, me répondre. Et en le disant, je sais très bien que c’est un luxe. Certaines personnes ne peuvent se l’offrir, toujours à devoir travailler, s’occuper des enfants, ou réaliser une activité complémentaire pour gagner un peu d’argent en plus, ou se mettre devant la télé pour se changer les idées. Et ces personnes ont le droit de me détester pour ce que je dis : j’adore l’ennui. Mais je le dis bien évidemment parce que j’ai réglé le sujet. Car avant, l’ennui me faisait peur aussi. À l’inverse de Proust, je n’étais pas à sa recherche, je luttais contre le temps perdu. Je lisais les livres le plus vite possible. Je regardais des épisodes de séries en « x2 » pour en manger le maximum en un minimum de temps, pour passer tout de suite à autre chose. Je remplissais mon temps, pour ne pas avoir à parler avec moi-même.

Déjà qu’on évite de dire bonjour à Jean-Claude à la machine à café parce qu’on sait qu’il va falloir gérer ce genre de situation, c’est pas pour nous l’imposer à nous-mêmes.

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Et puis, j’ai craqué. Mon corps a dû se poser, une heure ou plus. Je n’ai eu personne d’autre à qui parler pendant un certain temps. Et ça m’a angoissé. Puis ça m’a détendu. Et j’ai apprécié. Et j’ai recherché cet état agréable pour moi dans les périodes les plus occupées de ma vie, ou plutôt de mes vies tant j’avais d’activités et de personnes à gérer en même temps. Pour ceux qui la pratiquent, c’est un peu le même bénéfice qu’une méditation dans la journée. Vous avez enfin le temps de vous parler à vous-même, de vous poser cette simple question : « Comment vas-tu ? ». Alors je comprends que certaines personnes confinées puissent angoisser face à cette question, surtout face à sa réponse. Parce que se demander si on va bien, s’écouter, c’est ouvrir la possibilité que la réponse soit : « Bah pas très bien, mon pote. T’as 5 minutes pour en parler ? ». Déjà qu’on évite de dire bonjour à Jean-Claude à la machine à café parce qu’on sait qu’il va falloir gérer ce genre de situation, c’est pas pour nous l’imposer à nous-mêmes. Eh bien si, prenez-les, ces 5 minutes. Ou plus. Ça vous fera le même effet qu’une défragmentation de disque pour un ordinateur : ça remet les logiciels en place. Ça vous fait un point d’étape qui vous permet de mieux anticiper les prochaines. Comme dirait la Compagnie Créole : « ça rajoute des couleurs aux couleurs de l’arc-en-ciel ». Et vous allez mieux.

Alors oui, l’ennui peut-être une pathologie, je le comprends parfaitement. Loin de moi l’idée de prendre une position hors-sol. Ou plutôt c’est un symptôme d’une tristesse, d’un mal-être dans sa vie. Mais ce n’est clairement pas en se sur-occupant qu’on règle le problème. En revanche, c’est un bon moyen d’identifier que quelque chose ne va pas. Souvenez-vous les premières fois dans votre vie où vous avez prononcé cette phrase à vos parents : « Je m’ennuie ». La réponse fut cinglante : « Comment tu peux t’ennuyer avec tous les livres qu’il y a dans l’armoire ? Ouvres-en un ! ». En fait, vous ne vous ennuyiez pas, vous cherchiez un peu d’attention. Et on vous a répondu à côté. Alors ne reproduisez pas le même schéma. Si votre enfant ou votre co-confiné (ça se dit ? Allez, on dit que ça se dit) vous dit qu’il/elle s’ennuie, prenez un peu de temps à partager avec, à discuter, plutôt que de vous précipiter sur Internet pour chercher un coloriage ou une recette de cuisine, ou encore pire : des devoirs. Beurk.

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Aujourd’hui, donc, on ne vit plus dans la société du travail, mais dans celle du loisir. Avec tout ce qui nous est offert en divertissement, on ne peut plus s’ennuyer. On n’a plus le droit. Un moment à tuer dans une salle ou une file d’attente ? Dans les transports ? Votre sacro-saint smartphone est toujours là pour vous divertir. Di-vertir. Vous faire changer de voie. Vous détourner de votre chemin. Jusqu’à détourner toute votre attention. Vous ressortez aussi lessivés de votre loisir que si vous aviez réfléchi, bossé, et rien ne peut plus vous soulager. Alors, sans faire le professeur en conseils pratiques (ni le gourou), imaginez juste ne pas sortir votre smartphone dans ces moments-là. Regardez les gens autour de vous, souriez-leur. Je sais, c’est con. C’est même « tout » con. Et c’est pas « si » con. En fait, se laisser tenter à l’ennui, c’est justement être certain(e) de ne jamais s’ennuyer. De redécouvrir les richesses qui nous entourent. L’ennui, ce n’est pas un ennemi, c’est un copain qui vous donne toujours une nouvelle idée. Or dans cette période où le monde s’arrête, ou du moins freine, une chose nous saute aux yeux : on va en permanence trop vite. On n’a plus le temps de rien. Or avoir le temps de rien, c’est avoir le temps de tout.

Si l’ennui n’avait rien à voir avec le fait de ne rien faire ? Vous pouvez vous ennuyer en étant débordés d’activité, et être heureux en ne faisant rien.

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D’ailleurs, si on se trompait depuis le début ? Si l’ennui n’avait rien à voir avec le fait de ne rien faire ? Vous pouvez vous ennuyer en étant débordés d’activité, et être heureux en ne faisant rien. « Bon sang mais c’est bien sûr ! », comme dirait Tintin face au capitaine Haddock. Car beaucoup s’ennuient dans leur boulot. Beaucoup s’ennuient avec la personne qui partage leur vie. Or ce n’est pas le manque d’activité qui les ennuie, c’est cet état latent, cette espèce de petite routine. Alors vous croyez vraiment que vous ne vous ennuierez jamais en multipliant les activités en période de confinement ? Au bout de votre apprentissage d’une 3e langue étrangère, de votre relecture de tout Harry Potter, ou de votre 4e visionnage de « Friends », il n’est pas impossible que vous pensiez : « Ce truc m’ennuie, mais d’une foooorce ». Ou plus vulgairement : « ça me fait chier ». Différentes vapeurs, même résultat.

« C’est d’un ennui profond », « Tu vas t’attirer des ennuis ». Notre sujet est mal vu depuis des siècles. Parce que l’ennui, c’est l’oisiveté. C’est être inactif et se mettre en bordure de la société. Au fond de nous, on le cherche tous, mais la morale s’invite pour nous dire, en auto-censure, que ce n’est pas bien. Arrêtez de vous comparer aux autres l’espace d’un instant, vous pourriez trouver du plaisir dans cette recherche de l’ennui. Combien de fois on s’est posés avec un pote sur un bout de gazon, à rien branler, et se dire au bout de quelques minutes : « On n’est pas bien, là ? ».

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Je ne veux forcer personne à s’ennuyer. Je sais que pour celles et ceux qui sont seuls en temps normal, professionnellement ou socialement, tout ceci est vain. Ou cynique : « bien fait pour les autres, ils voient ce qu’on vit habituellement ». Je sais aussi que pour d’autres, rien faire, c’est prêter le flanc à parler à un membre de sa famille ou une moitié à qui on n’a plus rien dit d’intéressant depuis bien longtemps. Bien évidemment, trop d’ennui n’est pas à conseiller, comme pour tout. Mais si l’ennui n’était pas un problème, mais une solution ? Et si c’était le déclencheur pour aller vers l’autre ? Pour prendre une grande décision dans sa vie ? Et si le meilleur remède à tout ça, c’était la curiosité, et que la période que l’on vit nous offrait le plus grand des défis : nous réinventer ? Des grands changements et des grandes décisions ? Allez, première chose à faire dès demain : dans votre agenda, laissez-vous du temps pour « rien ».