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Le protagoniste de cet article pourrait autant s’appeler Sven, que Noa ou Isak. Pour des raisons de sécurité, nous utiliserons le surnom par lequel il m’a été présenté : l’Alchimiste.
Avec beaucoup de délicatesse, pour ne pas abîmer sa manucure encore fraîche, l’Alchimiste sort d’un tiroir de sa cuisine un bocal de poudre blanche semblable à de la cocaïne.
« 2-FMA » dit l’étiquette, une amphétamine.
Depuis cinq ans, le jeune homme vend diverses drogues à un cercle d’habitués. Sa démarche est simple : proposer des alternatives qu’il considère comme moins dangereuses aux drogues récréatives communes en Europe.
Mais revenons un peu en arrière.
Nous sommes en octobre dans une ville européenne dont je tairai le nom. Il fait encore chaud en ce début de soirée dans l’appartement mansardé de l’Alchimiste.
Avec sa petite taille, son visage juvénile ainsi que ses baskets de skateboard des années 2000, l’Alchimiste à une allure d’adolescent.
Il m’invite à m’asseoir autour de la table ronde de la cuisine couverte de paperasse. Un joint parfaitement roulé attend d’être fumé dans le cendrier.
L’Alchimiste est neurodivergent : en plus de ne pas tenir en place, c’est un véritable moulin à parole.
Tout en faisant des aller-retour vers le frigo, il me parle de sa famille, de sa nouvelle copine ainsi que de son chiot, Nemo.
Je lui demande s’il vend de la cocaïne et de la kétamine. « Non, m’affirme-t-il, c’est trop addictif, et je n’aime pas la clientèle qui vient avec. Je ne vends que ce que je consomme».
« Peux-tu me faire les ongles ? » m’interrompt-il alors que je m’apprête à lui poser une question sur la MDMA.
Je saisis ma chance, espérant ainsi l’immobiliser le temps de mon entrevue. Je pose mon stylo, attrape le vernis bleu électrique qu’il me tend et commence à l’appliquer consciencieusement sur ses ongles où se logent des résidus de hasch.
MDMA, speed et cocaïne
S’il vend principalement des psychédéliques, l’Alchimiste propose également de la NeXTC, un assemblage de trois substances (une amphétamine et deux tryptamines) qui provoquerait un effet similaire à la MDMA.
«Il n’y a aucune preuve scientifique que c’est moins dangereux que de la MDMA sauf que là tu sais ce qu’il y a dedans », nuance-t-il
En Europe, la combinaison de ces trois substances a été signalée au Système d’alerte précoce et de réaction (SAPR) sur les nouvelles substances psychoactives.
« Toutefois, les risques liés à aucune de ces substances n’ont été évalués au niveau de l’UE ou au niveau international», affirme Dr Ana Gallegos, cheffe du secteur Action sur les nouvelles drogues à l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) et responsable de la coordination du SAPR de l’Union européenne sur les nouvelles substances psychoactives.
Clément (prénom modifié), un de ses clients a accepté de me parler. Le jeune français a vécu plusieurs années dans la même ville que l’Alchimiste. Il apprécie particulièrement la NeXTC, car il trouve la MDMA souvent trop puissante. « Les doses [de l’Alchimiste] sont toujours légères, apprécie Clément. Il ne fait pas des bonbons à couper en quatre ».
Selon l’OEDT, la teneur moyenne était de 44 mg de MDMA dans un comprimé en 2009. Elle a plus que tripler pour atteindre 145 mg en 2020, soit bien au-dessus du seuil de toxicité fixé à 120 mg.
Avec la NeXTC, l’envie de retaper serait moins présente, réduisant ainsi le risque d’overdose.
« La NeXTC c’est dix euros et je ne fais pas de rabais », précise l’Alchimiste en allumant son joint entre deux couches de vernis. Un coût semblable à celui d’un taz acheté à l’unité en Europe. Selon lui, la qualité de ses produits justifie le prix.
« La coke c’est la roulette russe »
Un autre produit intriguant que vend l’Alchimiste est un vaporisateur nasal d’amphétamines.
Dans une petite bouteille en verre teinté semblable à un flacon d’huile essentielle, il mélange de la 2-FMA et de l’eau distillée.
Ce stimulant provoque un effet similaire à de la cocaïne pour un prix bien moins élevé. Il faut compter 45 euros pour un vaporisateur de 2-FMA, contre entre 55 et 80 euros le gramme de cocaïne.
La pureté moyenne de la cocaïne vendue au détail oscillerait entre 31 % et 80 % en Europe en 2020, selon le dernier rapport de l’OEDT.
Dans la majorité des cas, elle est coupée avec d’autres substances comme le lévamisole, un médicament employé comme vermifuge pour le bétail, la phénacétine un analgésique retiré du marché car probablement cancérigène, la caféine, des cathinones, communément appelés « sels de bain » ou même du fentanyl.
« La cocaïne c’est la roulette russe », illustre l’Alchimiste. Le consommateur ne peut pas savoir si son gramme de coke contient du sucre du talc ou une dose létale de fentanyl.
En 2020, toujours selon l’OEDT, la cocaïne était la deuxième substance la plus fréquemment signalée par les hôpitaux du réseau d’urgence européen des drogues. Elle était présente dans 21 % des cas de toxicité médicamenteuse aiguë.
Principalement en présence d’opioïdes, la cocaïne était également impliquée dans 13,4 % des décès par surdose en 2020.
« Je ne propose pas le vaporisateur nasal de 2-FMA à n’importe qui», me précise l’Alchimiste.
Le dealer ne le suggérerait que dans les rares cas où on lui demande de la cocaïne.
« Relativement en proposant des amphétamines à quelqu’un qui ne consomme pas de stimulants, je le mets en danger, explique-t-il. Par contre, en proposant des amphétamines à des personnes qui consomment du speed, de la coke ou de la 3-MMC, je sauve peut-être des vies. »
Sniffer ou pschitter ?
Le mode de consommation est également pris en compte dans sa démarche.
Si le dosage d’une ligne de cocaïne se fait à l’œil, le vaporisateur nasal permet de mieux mesurer la quantité de produit. Chaque vaporisation contient théoriquement la même dose d’amphétamines.
Plus un produit est abrasif, plus il abîme les muqueuses du nez et donc favorise l’apparition de microcoupures. En partageant une paille, les consommateurs de poudres en tout genre risquent de se transmettre des virus, des hépatites et éventuellement, le VIH en cas de saignement.
Mélangée à de l’eau distillée ou du sérum physiologique, la 2-FMA se dissout complètement et devient ainsi moins agressive pour les narines.
Psychotropes
Le cœur de commerce de l’Alchimiste reste les tryptamines, un groupe de substances psychotropes hallucinogènes.
Il en propose toute une panoplie. Outre le plus connu, le LSD, qu’il vend sur des buvards, il propose les autres sous forme de bonbons colorés, comme les NeXTC, pour mieux contrôler le dosage.
Chacun d’entre eux provoque des sensations légèrement différentes. Certaines ont un effet similaire aux champignons hallucinogènes, d’autres agissent comme un filtre visuel mais affectent moins les capacités physiques et cérébrales. Plusieurs tryptamines sont connues pour rendre plus sociable et extraverti. Enfin certaines sont parfois utilisées à des fins chamaniques.
Les psychédéliques comportent de nombreux avantages selon l’Alchimiste. Non létales, ces substances présentent un risque d’addiction relativement faible par rapport à la nicotine, l’alcool ou les opiacés.
« Nous avons un problème avec la drogue, tonne-t-il. Une génération, je dirais même, plusieurs générations de jeunes ont grandi en entendant que la seule bonne solution c’est l’abstinence. À un certain point ils fument un joint, sniffent une ligne de coke ou gobent un taz et réalisent “putain ça ne m’a pas tué ”. Ces gens finissent par penser qu’ils peuvent tout prendre sans risque. »
L’Alchimiste est certain que si les psychédéliques étaient plus accessibles et plus connus, moins de gens consommeraient de la MDMA, de la kétamine ou de la cocaïne.
« On en revient encore une fois à l’éducation, martèle-t-il. Il y a trop peu d’informations sur ces substances. »
«Il existe peu d’informations sur les risques pour la santé associés à chacune de ces substances, avoue Dr Ana Gallegos de l’OEDT, et les interactions médicamenteuses combinées entre les différentes substances sont encore moins étudiées. »
S’il ne veut pas divulguer l’origine de ses produits, l’Alchimiste assure néanmoins que les substances qu’il vend sont destinées à la recherche et donc «pures et de très bonne qualité». «J’ai même les factures et les numéros de lot», clame-t-il.
«Il arrive souvent que les étiquettes des produits vendus ne correspondent pas à leur contenu, alerte cependant Dr Gallegos. Les produits peuvent être mal étiquetés et les utilisateurs peuvent, sans le savoir, consommer des substances autres que celles prévues. »
L’école des drogues
Par messagerie cryptée, Pablo (prénom modifié) un client de l’Alchimiste me raconte sa rencontre avec ce dernier. « La première fois que j’ai voulu acheter des produits, j’ai pu poser toutes les questions que je voulais. Il m’a même fait des schémas explicatifs. »
« J’aimerais lancer une école des drogues », affirme l’Alchimiste en rallumant son joint.
Il souhaiterait faire de la prévention auprès des jeunes, dans les établissements scolaires.
La plupart de ses connaissances ont été acquises avec le temps, en lisant des sources universitaires en ligne.
« Une fois que tu sais lire un article scientifique, il n’est que question de combien tu peux en lire », fanfaronne-t-il.
« Tu es une sorte de scientifique autodidacte », je lui lance.
« On m’a donné beaucoup de surnoms, chimiste, sorcier, chaman moderne, mais je me considère comme un Alchimiste, explique le jeune homme. Je sais préparer avec confiance ce que je fais, mais je ne pourrais pas t’expliquer mon procédé avec une rigueur scientifique. »
L’Alchimiste paye son loyer et parvient à subvenir à ses besoins grâce à la vente de ses produits. À l’avenir, il espère une légalisation de toutes les drogues, même si cela doit signifier la fin de son activité.
« Mes mixtures, bien que plus sécuritaires que ce qu’il y a sur le marché, ne seront jamais à la hauteur de préparations pharmaceutiques contrôlées, admet-il. Tant qu’il n’y a pas distribution encadrée et régulée de ces produits ou des autres drogues, il y aura des morts ».