On n’est jamais vraiment prêt à devenir vieux. Quand j’étais ado, ça me semblait impossible. L’idée même que mes collègues de classe rêveurs, ambitieux et débordants de potentiel deviennent comme leurs parents me semblait complètement saugrenue. Ça ne nous arriverait pas. Pas à nous.
Quand j’étais ado, vieillir me semblait impossible. L’idée même que mes collègues de classe rêveurs, ambitieux et débordants de potentiel deviennent comme leurs parents me semblait complètement saugrenue.
Vieillir (mentalement, pas physiquement), c’est un processus insidieux. C’est se rendre compte un jour qu’on parle avec une personne née après la mort de Kurt Cobain, pour qui l’héritage de Nirvana ne veut absolument rien dire. Qu’il y a des gens qui n’ont jamais vécu dans un monde sans internet. Qu’avant Justin Bieber, il y avait les Backstreet Boys et avant les Backstreet Boys, il y avait les New Kids on the Block. Que la culture qui a formé notre compréhension du monde (pas celle des NKOTB quand même) n’est plus au goût du jour.
Avant de comprendre ce qui nous arrive, on partage une photo d’une console Nintendo 64 avec la description: « LIKE cette photo si toi aussi tu as eu la meilleure jeunesse dans les années 90. » On devient la vieille personne qui raconte « Dans mon temps, ça se passait pas comme ça. » Le passé empiète de plus en plus sur le présent.
Aujourd’hui, grâce à la magie d’internet, on peut consulter quotidiennement nos souvenirs sur des plateformes comme Wikipedia et YouTube. Il existe aussi des communautés dédiées aux choses dont vous vous souvenez à peine voir plus du tout. La publicité qui vous a fait pleurer quand vous étiez enfant ? Le jeu vidéo étrange que vous avez loué une fois et que vous ne réussissez plus à retrouver ? Ils sont la passion et la cause des communautés de chasseurs de lost media.
C’est quoi ça du lost media ?
Par définition, on peut qualifier de lost media toute forme de production culturelle qui est soit détruite, perdue ou inaccessible au public. Ça peut être un poème, une peinture, une chanson, une illustration dans un magazine, une publicité. Si ça a existé, que ça a laissé une trace dans la culture, mais qu’il n’en existe pas de traces accessibles sur internet, c’est considéré comme étant du lost media.
Pourquoi donc existe-t-il des communautés entières dédiées à la recherche et la restauration des vieilles émissions louches ? Cette anecdote (à la base d’une des premières recherches de lost media) vous éclairera peut-être. En 2008, la dessinatrice Jennifer Bourne publiait un billet de blogue à propos d’un souvenir d’enfance terrifiant. Un court film d’animation diffusé pendant un épisode de Sesame Street où une jeune fille incapable de dormir se met à imaginer que les craques dans son mur de chambre prennent vie. Si vous voulez regarder, c’est la vidéo plus haut dans cet article.
Bourne affirme ne pas avoir trouvé de traces de l’existence du film via Google, comme s’il n’avait jamais existé. Dans les commentaires, un dénommé Jon Armond raconte être hanté par ce film depuis sa plus tendre enfance et d’avoir douté toute sa vie s’il l’avait vu ou simplement imaginé. Il explique aussi être à la recherche de ce film nommé Cracks depuis plusieurs décennies. L’enquête était lancée. La légende raconte qu’une personne anonyme aurait envoyé une copie DVD du film à Armond en 2009 à condition qu’il ne soit jamais distribué publiquement. Ce ne sera qu’en 2013 que le patron de la communauté Lost Media Wiki Daniel Wilson rendra le film public, au grand soulagement d’un grand nombre d’adultes traumatisés.
Une nouvelle enquête sur la popularité culte de Cracks en 2019 révélera que le film était bel et bien disponible dans l’archive digitale de Sesame Street tout ce temps, mais… personne avait vraiment le temps ou juste l’envie de se claquer les 4,651 épisodes pour le trouver. C’était l’aiguille proverbiale dans la botte de foin. Autre fun fact: personne ne s’entend à savoir QUI exactement a réalisé le film, ce qui ajoute à son aura de mystère.
La pointe de l’iceberg
C’est la nature humaine de vouloir résoudre un mystère et je suis certain qu’il existe plein de chasseurs de lost media âgés de moins de 25 ans. Mais si vous n’avez jamais connu l’époque où on allumait la télé sans vraiment pourvoir choisir ce qu’on allait regarder (comme sur Netflix par exemple), c’est plus difficile d’apprécier à quel point nos souvenirs médiatiques peuvent sembler irréels.
Dans ce temps-là (mon Dieu, je viens vraiment de dire ça), on était soit a) divertis b) ennuyés ou c) traumatisés et les mauvaises décisions des diffuseurs disparaissaient pour toujours. À moins qu’elles aient été enregistrées par quelqu’un ou subtilisées par un employé.
Ça me rappelle une pub qui m’avait tellement terrifié à l’époque que je m’étais caché sous une table. On y voyait un empoisonnement quelconque. Un liquide jaunâtre se noircissait graduellement pendant qu’une voix off nous sermonnait sur ce que JE CROIS être les dangers de la cigarette ? Ça dit quelque chose à quelqu’un (au Québec) ?
Les lost media retrouvés ne sont que la pointe de l’iceberg. Tout le monde a un souvenir diffus (ou difforme) quelconque qui le.la hante depuis sa tendre enfance. Il y a quelque chose de rassurant à cette pratique qui consiste à cartographier notre rapport aux médias et à la culture. Plus particulièrement celui qui date d’avant internet, puisqu’on ne cataloguait alors pas compulsivement tout comme on le fait aujourd’hui. Et plus nos souvenirs prennent de l’importance dans notre vie, plus c’est réconfortant de mieux les comprendre et mieux vivre avec.
C’est un peu ça aussi, vieillir.