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Les anti-héroïnes de série ou l’éloge des femmes imparfaites

Dans leur nouveau livre, Anaïs Bordages et Marie Telling se penchent sur les moutons noirs du petit écran.

Par
Malia Kounkou
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Lorsqu’elles sont approchées pour écrire l’éloge des héroïnes du petit écran, Anaïs Bordages, journaliste culturelle indépendante, et Marie Telling, Cheffe de service chez Elle, se retrouvent confrontées à un beau problème. Tous les noms qui leur viennent en tête sont aux antipodes du profil de l’héroïne modèle — Skyler White de Breaking Bad, Livia Soprano des Soprano, Hannah Horvath de Girls ou encore Samantha Jones de Sex and The City. Des femmes « compliquées, imparfaites, difficiles à aimer », tel que décrit dès le prologue, mais qu’elles décideront tout de même de célébrer. Et ainsi naîtra le Petit éloge des ANTI-héroïnes de séries, sorti le 6 octobre aux éditions Les Pérégrines.

Beaucoup trop ou pas assez

Une anti-héroïne se définit toujours par ce qui dérange le plus chez elle ; en l’occurence, cette rugosité trop prononcée pour la douceur dont les personnes de son sexe se doivent d’être normalement porteuses. « Ce sont des personnages féminins complexes, souvent caractérisés par des défauts qui vont à l’encontre des exigences et de l’image très lisse que l’on se fait de la féminité », nous explique en entrevue Marie Telling. Dans cette case pourrait donc typiquement rentrer Loïs Wilkerson (Malcolm) dont les cordes vocales tenaces et les méthodes d’éducation militaires offrait à l’époque une nouvelle version télévisuelle de la mère : celle aimante, lasse, mais inflexible.

la superficialité à la télévision n’est pas un crime et sa présence est au contraire nécessaire.

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L’inverse existe aussi avec des anti-héroïnes dites « superficielles » et dont la féminité est justement la punchline du récit. « Elles sont jolies, souriantes, soignent toujours leur apparence et rêvent d’épouser un bon parti », les décrivent Anaïs Bordages et Marie Telling dans le chapitre qui leur est dédié. L’alliance seule de ces quatre éléments fait perdre ces femmes en crédibilité et en substance auprès du public qui, automatiquement, voit en elles un objet de moquerie, voire de condescendance. Le running gag de Friends est que Rachel Green soit cette petite princesse new-yorkaise aux vingt-sept cartes de crédits qui n’a jamais vu la couleur d’un SMIC de sa vie.

Pourtant, selon Marie Telling, la superficialité à la télévision n’est pas un crime et sa présence est au contraire nécessaire. « Je suis une grande fan de comédie romantique, j’aime les potins sur la famille royale », revendique-t-elle. C’est pourquoi, le fait de voir à l’écran une femme qui non seulement partage ces petits plaisirs inoffensifs de la vie courante, mais les assument comme étant des fragments de sa personnalité, aide à accepter ces qualités chez soi-même sans pour autant se dévaloriser. D’autant plus qu’au fil des saisons, ces personnages supposément superficiels grandissent, gagnent en relief, prennent de l’assurance mais ne perdent jamais leur côté matérialiste — Gabrielle Sollis de Desperate Housewives en est un bon témoignage. Et ce refus de conformité malgré les aléas de la vie est finalement ce qui force le public à accepter et respecter ces anti-héroïnes dans leur entièreté.

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Le recul des années

Grandir, c’est aussi faire la paix avec des anti-héroïnes qui ne provoquaient aucun bon sentiment en nous jusqu’ici. Cela a été le cas pour Anaïs Bordages qui, en regardant Sex and The City, a toujours été habitée par la crainte de devenir la Charlotte York de son groupe d’amies. « C’est-à-dire la “coincée”, celle dont la féminité était la plus crispante, la moins décontractée, nous explique-t-elle. Mais en grandissant, et en faisant son éloge pour ce livre, j’ai appris à [l’]aimer, à admirer sa loyauté sans faille envers ses amies, et la manière dont elle reste fidèle à elle-même tout au long de la série. »

Regarder Malcolm en 2022, c’est finalement observer une mère survivre malgré une charge mentale immense.

L’oeuvre du temps permet également de jeter un regard plus empathique sur le personnage de Loïs Wilkerson, cette mère aux apparences si sévères qu’aucune mouche ne pouvait probablement voleter près d’elle sans permission. Mais se replonger dans la série permet de réaliser qu’au sein de la famille, elle est le père, la mère, la cuisinière, la blanchisseuse et le seul pilier fonctionnel d’un ensemble chaotique. « Elle s’occupe des tâches ménagères, multiplie les heures de travail au supermarché pour joindre les deux bouts, gère les conflits et réprimande ses enfants, pendant que son mari s’isole dans le garage pour avoir la paix. » Regarder Malcolm en 2022, c’est finalement observer une mère survivre coûte que coûte malgré une charge mentale immense.

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Deux différentes perceptions

On ne pardonne pas, ou très peu, aux anti-héroïnes d’être imparfaites, boudeuses, contrôlantes ou exécrables. Skyler White de Breaking Bad sera ainsi décrite dans le livre comme une « castratrice ». Sansa Stark de Game Of Thrones devra « payer pour ses fautes », comme le rappelle Marie Telling, et subir viol, torture et déracinement pour que les fans puissent enfin oublier ses caprices de jeunesse et compatir avec sa peine de jeune adulte. Le anti-héros homme, lui, n’a droit ni à la haine ni au baptême du feu requis pour purifier l’anti-héroïne. Il est aimé d’emblée. Les défauts sur lesquels son personnage est construit n’en sont pas réellement, mais renvoient plutôt à un idéal de masculinité déjà admiré de tous et de toutes. Celui de l’homme fort, viril, mafieux et manipulateur ; Tony Soprano, somme toute.

« On est un peu lassées par le portrait un peu cliché de l’héroïne badass. »

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Dans cette différence de traitement réside une copieuse dose de sexisme, selon les autrices. Hélas, la réponse récente des séries qui mettent désormais en scène des femmes intrépides formées aux sports de combat depuis l’utérus n’est pas non plus un remède. « On est un peu lassées par le portrait un peu cliché de l’héroïne badass qui est très présent dans la pop-culture récente de façon un peu facile dès qu’on veut faire un personnage féminin fort, partage Marie Telling qui cite en exemple la réinvention assez creuse du personnage de Galadriel dans Rings Of Power. C’est une vision un peu clichée d’une féminité forte, mais qui est en fait très lisse. Ce n’est pas comme ça qu’on se voit en tant que femmes. »

La machine est en route

Fort heureusement, les choses avancent et l’ère de l’héroïne grise, crédible dans sa force et humaine dans sa vulnérabilité semble être enfin arrivée, tel qu’en témoignent des productions télévisuelles comme Orange Is The New Black ou encore Yellowjackets, « une série remplie de femmes complexes qui ont fait des choses dont on ne sait pas si elles sont moralement répréhensibles », décrit Marie Telling.

« Ce genre de femmes fascinent et les gens aiment les voir. »

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Impossible de ne pas citer également les deux saisons de Fleabag, aussi courtes et foudroyantes qu’un shot, avec au centre une question dévastatrice : comment se pardonner après l’impardonnable ? « Ce qui m’a touché dans Fleabag, c’est que c’est un récit d’apprendre à s’aimer soi-même. On a une héroïne qui est pleine d’aspérité et qui a beaucoup de choses à se reprocher, mais qui mérite d’être aimée et qui mérite de s’aimer elle-même, explique Marie Telling. Ce genre de femmes fascinent et les gens aiment les voir. » Les lire également, surtout si la complexité qui fait toute leur richesse est désormais sujet d’éloges.