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Le test infaillible pour savoir si votre match Tinder est misogyne

« Est-ce que tu critiques sa musique pour sa musique ou bien y a-t-il d'autres motifs derrière ? »

Par
Malia Kounkou
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Paris, 17 h 30, coincée dans une file d’attente de concert sous un soleil assassin. Alors que je frôle l’insolation en silence, mon amie Iona se tourne vers moi avec un sourire jubilatoire. « Il est l’heure du test », annonce-t-elle en secouant son téléphone, son profil Tinder à l’écran. J’ai étonnamment assez de force pour lui demander de quel test il s’agit. « Le test Aya Nakamura », me dit-elle alors. Quatre mots suffisants pour me faire temporairement oublier mon niveau de déshydratation.

La genèse du test

L’idée lui vient d’un tweet sur lequel elle ne parvient plus à remettre la main. Cependant, elle se souvient encore de son propos affirmant que chaque femme possède sa petite technique pour déceler des red flags; ces petits signes de mauvais augure chez un.e potentiel.le partenaire. Entièrement vrai. Pour ma part, j’observe souvent la manière dont la personne interagit avec des employé.e.s de magasin pour m’assurer que sa capacité à être civile ne commence et s’arrête pas qu’avec moi.

il ne s’écoule pas un jour sans qu’Aya Nakamura soit rabaissée en sa qualité d’artiste, de femme et d’Africaine sur l’Internet français.

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À la suite de ce tweet vient donc à Iona l’idée d’un test basé sur la chanteuse malienne Aya Nakamura. Pourquoi ? « Parce que tout le monde crache sur elle depuis qu’elle a commencé alors qu’elle n’a rien demandé », m’explique-t-elle. Vrai encore.

Malgré son fort succès commercial au-delà même des frontières françaises — j’ai déjà entendu passer son titre Djadja en boîte de nuit à Québec, c’est dire — il ne s’écoule pas un jour sans qu’Aya Nakamura soit rabaissée en sa qualité d’artiste, de femme et d’Africaine sur l’Internet français. De plus, la plupart des médias nationaux l’ignorent ou la menacent de mort dans l’impunité la plus totale. Autrement dit, pour ce test, elle est une candidate idéale.

Déroulez la notice

La méthode est simple. Au détour d’une conversation, Iona annonce apprécier Aya Nakamura et l’écouter régulièrement. Puis, elle attend. Et 95 % du temps, la réponse qu’elle obtient de son match est une variation plus ou moins poétique de : « C’est de la merde. » Dans cette réponse, Iona ne juge pas le fait ou non d’aimer Aya Nakamura (parce que, démocratie), mais la virulence avec laquelle cette opinion est exprimée. « Quand tu n’aimes pas, tu restes au moins objectif, précise-t-elle. Mais là, direct : “C’est de la merde.” Pourquoi as-tu des mots aussi violents Est-ce que tu réfléchis à l’implication derrière ? »

Cette simple interrogation est non seulement adaptable à d’autres contextes mais vient également rendre ce test universel.

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Et selon Iona, l’implication est presque toujours misogyne. Derrière ce comportement s’exprime en effet une dépréciation brutale et systématique de tout ce qui se rapporte aux femmes bien propre au patriarcat. Pour preuve : si l’on change l’artiste rattaché au test, la réponse n’est plus du tout la même. « Je n’ai jamais entendu ce genre de réactions pour les artistes hommes », remarque ainsi Iona en citant pour exemples les rappeurs francophones Booba et Damso. « [Ce mépris] n’est dirigé qu’envers ce qui est considéré dans la société comme féminin. »

D’autant plus que, dans la plupart des cas, ce comportement hostile est tout bêtement dicté par un effet de groupe que personne ne remet en cause. « La majeure partie du temps, ils n’aiment pas parce qu’on leur a dit de ne pas aimer », remarque ainsi Iona. Et lorsqu’on cherche à creuser par-delà le “c’est de la merde”, les arguments ont souvent du mal à fuser. C’est ici que le test Aya Nakamura vient précisément demander : « Est-ce que tu critiques sa musique pour sa musique ou bien y a-t-il d’autres motifs derrière ? »

Hélas, la misogynie existe aussi chez les femmes.

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Cette simple interrogation est non seulement adaptable à d’autres contextes mais vient également rendre ce test universel. Exporté au Québec, par exemple, la chanteuse Safia Nolin en est une illustration parfaite. Si un match Tinder vous affirme avec aplomb ne pas l’aimer, cherchez-en les raisons, mais n’en acceptez finalement qu’une seule : sa musique n’est pas de son goût. Celle-ci seulement est justifiable. Toutes les autres — qui tournent à coup sûr autour de la grossophobie, de l’homophobie, du racisme ou de la bonne vieille misogynie — ne le seront pas.

Une trahison interne

Jusqu’ici, Iona n’a fait usage de ce test qu’avec des hommes, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, lorsqu’elle converse avec une femme sur un site de rencontre, leurs échanges sont souvent si fluides et riches que la question ne lui vient même pas à l’esprit. S’ajoute le fait que ces conversations sont généralement plus safe et beaucoup moins « rentre-dedans » dès le départ. Iona se souvient encore du “en tout cas, tu as l’air bien faite ;)” envoyé par un match masculin sur Tinder, en référence à ses courbes. Jamais une femme ne l’a abordé de la sorte. « On ne le fait pas, parce qu’on sait ce que c’est, précise-t-elle. On a toutes la même expérience. »

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Hélas, la misogynie existe aussi chez les femmes. Bien qu’intériorisée, elle se traduit par cette même hostilité que ressentent certains hommes envers tout ce qui est de chromosomes XX et s’accompagne de ce même discours de dénigrement gratuit. Toutefois, les femmes qui s’y adonnent ne le font jamais par conviction intérieure — bien que nombreuses le pensent — mais plutôt pour être mieux vues des hommes. Elles ne vont rabaisser leur propre genre que pour prouver à la gent masculine qu’elles en sont l’exception.

En descendant leurs pairs, elles tentent de fuir la violence symbolique que le patriarcat fait subir aux femmes et basculent ainsi de victimes à bourreaux.

« Je ne suis amie qu’avec des garçons, les filles font trop d’histoires », diront par exemple certaines. D’autres prononceront : « Je préfère jouer à des jeux vidéos plutôt que de passer mon temps à magasiner et me maquiller. » Comprenons ici qu’il n’y a rien de mauvais dans le fait d’avoir un cercle d’amis majoritairement masculin ou trente kills d’affilée sur Fortnite. C’est l’affirmer au détriment d’autres comportements stéréotypés féminins afin d’apparaître comme la candidate idéale aux yeux des hommes qui pose soucis. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que ces femmes sont surnommées « pick me » (« choisis-moi » en français).

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Le plus cruel étant qu’elles ne seront jamais gagnantes. En descendant leurs pairs, elles tentent de fuir la violence symbolique que le patriarcat fait subir aux femmes et basculent ainsi de victimes à bourreaux. Malheureusement pour elles, dans le club des bourreaux, elles seront toujours vues et traitées comme des victimes. C’est pourquoi, en observant les femmes qui participent à dénigrer Aya Nakamura, Iona se sent plus peinée qu’énervée. « Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Qui va t’en remercier ? Personne, commente-t-elle. Les mecs s’en fichent. Ils ne feraient jamais ça pour toi. Pourquoi est-ce que tu le ferais pour eux ? »

L’enjeu de la « misogynoir »

La présence d’Aya Nakamura dans ce test n’est pas anodine. En effet, la chaîne de réactions qu’elle suscite sur Tinder comme dans l’espace public « trahit de la misogynie au mieux, de la misogynie et du racisme au pire », souligne Iona. Ce n’est pas pour rien qu’en 2008, la chercheuse afro-américaine Moya Bailey crée le terme « misogynoir ». Il était nécessaire de créer un terme englobant « les façons dont le racisme anti-noir et la misogynie se combinent pour dénigrer les femmes noires dans le monde ». Moya Bailey estime même cette violence « incomparable avec le quotidien des autres femmes, quelle que soit leur couleur de peau ».

« les gens vont dire “J’écoute pas Angèle”, mais personne ne va dire “c’est de la merde”. »

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Il n’y a qu’à voir l’aisance avec laquelle la joueuse de tennis afro-américaine Serena Williams est traitée de « singe » en plein plateau télévisé, ou encore l’intimidation quotidienne vécue par la rappeuse afro-américaine Megan Thee Stallion après s’être fait tirer dessus par un ex dont tout le monde prend la défense. Sans bien sûr oublier les fréquentes rumeurs transphobes qui se basent sur la stature musclée de la rappeuse pour affirmer qu’elle est en fait un homme.

Ces atteintes au physique, Aya Nakamura les vit aussi. Mais une autre chanteuse francophone connue comme Angèle, elle, ne les vivra pas. Cela signifie-t-il qu’Angèle ne subit aucune misogynie ? Non, et pour preuve : lorsque son frère (le rappeur belge Roméo Elvis) a été accusé de violences sexuelles, c’est bel et bien sur elle qu’est retombé tout le blâme, bien qu’elle n’ait rien eu à y voir.

Aya Nakamura intimide en étant simplement une femme noire qui déjoue les pronostics. Et c’est finalement cette résilience qui effraie.

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Toutefois, comme Iona le relève, « les gens vont dire “j’écoute pas Angèle”, mais personne ne va dire “c’est de la merde”. » Et la clé de cette distinction réside dans l’objet conventionnel de désir qu’incarne (malgré elle, j’entends bien) Angèle aux yeux des hommes. « Elle est blanche, blonde, mince, elle rentre dans les codes de beauté et elle chante de la musique douce, énumère Iona. Tout le monde la trouve belle et du coup, moins intimidante. »

Car ce qui intimide fait peur et ce qui fait peur alimente des comportements agressifs. Tout comme Serena Williams et Megan Thee Stallion, Aya Nakamura intimide en étant simplement une femme noire qui déjoue les pronostics et s’impose sur un terrain qui n’a jamais été créé pour elle. Partout où elle passe, elle impose ses propres standards, indifférente aux moqueries. Et c’est finalement cette résilience qui effraie.

Réfléchir par soi-même

Iona n’a pas l’impression d’aller trop loin en considérant tous ces paramètres sur Tinder. Ce sont même des détails essentiels, à ses yeux, pour ne pas avoir de mauvaises surprises dans le futur. Avoir la dévalorisation féminine facile au point de pondre un long pavé ponctué d’insultes ne peut rien présager de bon. Surtout dans un monde où un simple “ce n’est pas mon truc” est gratuit. « Ça me fait réfléchir sur la manière dont les hommes voient la société », ajoute-t-elle. « Pourquoi as-tu décidé de placer autant de haine sur une fille qui n’a rien demandé ? Qu’est-ce qui va venir après ? »

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