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Le shit, c’est vraiment « de la merde » ?

On a parlé marijuana, Marie-Jeanne, beuh et weed avec des usagers et spécialistes.

Par
Isabelle Delorme
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Gérard Darmanin l’affirme haut et fort, le cannabis c’est « de la merde ». Une expression stupéfiante qui rappelle aux quarantenaires comme moi la publicité de 1986 aux trémolos de saxophone tellement 80’s, dans laquelle un garçon jette un sachet de drogue aux toilettes avec le slogan : « La drogue, c’est de la merde ». J’ai cherché à comprendre cette formule lapidaire qui ressurgit en 2020. Quels sont les dangers du cannabis dit « récréatif » ? Pourquoi la France a-t-elle tardé à expérimenter le cannabis « thérapeutique » pour alléger les souffrances de certains malades ? J’ai mené mon enquête auprès de quelques experts et usagers pour parler sans enfumage de marijuana, Marie-Jeanne, beuh et autre weed.

Des risques selon la consommation et les personnes

Outre la dose de THC – substance active du cannabis – l’âge du consommateur est clé d’après Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l’Inserm. « Selon les études, la consommation de cannabis à visée récréative peut être problématique pour les jeunes de moins de 25 ans, prévient l’experte car avant que la maturation du cerveau soit terminée, elle peut entraîner des troubles anxieux, des crises d’angoisse au moment de la consommation, et des dommages d’ordre cognitif : troubles de l’attention, de l’apprentissage, de la mémoire et dans la prise de décision. Il existe également des troubles pulmonaires avec la voie fumée et le mélange avec du tabac », ajoute la sociologue.

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« L’âge de consommation est un facteur très important car le cerveau se développe jusqu’à 25-30 ans, confirme Sarah Smadja, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne. Si l’on ajoute des facteurs extérieurs comme le stress ou le cannabis, il peut y avoir des modifications développementales à l’origine de pathologies », explique la spécialiste qui cite certaines études ayant fait un lien avec la schizophrénie, trouble mental apparaissant souvent à la fin de l’adolescence et au début de l’âge adulte. « On a pu mettre en évidence une rencontre entre un cerveau en train de maturer, un patrimoine génétique potentiellement plus à risque qu’un autre et l’environnement», rapporte la psychiatre. Selon une étude anglaise, une élimination de l’exposition au cannabis permettrait de réduire les cas de schizophrénie de 8%.

Les consommateurs de tous âges font également face à d’autres risques d’autant plus importants à mesure que l’usage du produit augmente, selon Sarah Smadja : dépendance qui demande d’augmenter la consommation pour obtenir les mêmes effets, symptômes psychotiques (idées délirantes, hallucinations…), syndrome amotivationnel (détachement émotionnel, appauvrissement intellectuel, perte de motivation…), rebonds anxieux entraînant un cercle vicieux.

La France, qui mène l’une des politiques les plus répressives d’Europe, est le pays européen avec le plus haut niveau d’usage de cannabis chez les jeunes, déplore Marie Jauffret-Roustide pour qui cette politique n’est pas efficace. Un quart des usagers de cannabis de 17 ans présente un risque élevé d’usage problématique ou de dépendance au cannabis, selon les données de l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies. Mais le risque de glisser vers d’autres addictions n’est pas établi, d’après la sociologue. « La théorie de l’escalade – qui a été très en vogue dans les années 1980 – a été totalement invalidée par les scientifiques et cliniciens », affirme l’experte pour qui la grande majorité des consommateurs de cannabis ne consommeront jamais de cocaïne, d’héroïne ni de crack.

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«On peut vite y trouver un refuge et en fumer trop»

Romain* a commencé à fumer du cannabis vers 16 ans et autour de 19 ans, son rythme est passé à au moins un joint quotidien, souvent plus. « Sur ma période fin de lycée, début de fac, il y a eu des moments où on fumait pas mal dans mon groupe de potes et je me rappelle m’être dit à certaines soirées qu’il fallait que je réduise », raconte le trentenaire, qui adorait « faire des probas en maths, défoncé ».

Aujourd’hui, il estime que sa consommation (un joint le soir) lui apporte « la petite accroche de côté qui permet de faire les choses un peu différemment », et de la détente. « Après une grosse journée de taf, quand j’ai couché les enfants, j’ai le droit de kiffer devant un film avec un joint », confie le jeune père qui veut néanmoins ralentir. « Depuis quelques semaines, je fais en sorte que ce ne soit pas quotidien car cela faisait environ trois ans que je n’avais pas fait une pause. Quand on fume de la weed, on ne rêve plus ! », raconte le trentenaire qui pointe l’importance de se connaître. « Il y a un côté amplificateur dans le shit. Si ça va, c’est cool mais si ça ne va pas, cela amplifie ce malaise. J’ai toujours fait attention à ne pas trop fumer quand je ne traversais pas de super périodes. Si on est plutôt triste ou qu’il y a un truc pas cool qui se passe dans notre vie, ce sont des moments où il faut faire attention car on peut vite y trouver un refuge et du coup en fumer trop », estime le trentenaire.

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Clément* en a fait les frais. Le trentenaire a roulé ses premiers joints vers 14-15 ans et fumait tous les jours avec ses copains. Confronté à des drames familiaux, il a été entraîné dans un engrenage dévastateur. « C’est arrivé petit à petit. J’ai commencé à beaucoup fumer lorsque j’ai perdu ma mère à 20 ans. A 27 ans, j’ai perdu mon frère et je suis parti en cacahuète », raconte Clément. Le jeune homme a fait une dépression de trois ans et a perdu tout lien social. « J’étais logé chez mon père, avec qui je n’avais aucun contact ; je vivais la nuit et je ne faisais rien. J’étais dans le coltar. Je ne travaillais pas et je restais à la maison. Je consommais des quantités astronomiques de cannabis, plus de trois grammes par jour… », raconte l’ancien dépendant qui se souvient d’avoir expérimenté troubles de la mémoire et accès de paranoïa.

Un suivi avec une psychologue et une rencontre imprévue vont l’aider à se relever. « Je me suis fait arrêter par la gendarmerie pour un écart sur la route. Ils ont trouvé de la drogue et j’ai vidé mon sac. A partir de ce moment-là, je me suis dit que je n’étais pas un délinquant et que j’étais malade », raconte le trentenaire qui a suivi une cure de désintoxication et s’est fait aider par une association d’accueil, soins et prévention des addictions. « Je ne sais pas où j’en serais si je n’avais pas arrêté », confie Clément qui est abstinent depuis sept ans et papa d’une petite fille de sept mois.

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Cannabis thérapeutique : la France à la traîne

L’utilisation du cannabis pour apaiser une souffrance physique ne date pas d’hier. « Le cannabis est entré dans l’arsenal thérapeutique aux alentours de 1840 en France pour soulager la douleur », explique Zoë Dubus, doctorante en histoire à l’Université d’Aix-Marseille. Mais à la fin du 19ème siècle, les médicaments à la mode sont injectés et le cannabis devient une forme de médication dépassée, raconte l’historienne. Avec l’épidémie du Sida, des patients se sont regroupés dans le monde entier après avoir constaté l’efficacité du cannabis sur leurs symptômes. Mais en France, le cannabis a longtemps été présenté (et l’est encore) dans les médias comme « une drogue mortifère risquant de détruire le cerveau de ses adeptes » et il reste difficile de séparer dans l’esprit des gens « la drogue dangereuse du médicament salvateur », estime la doctorante.

« De nombreux pays d’Europe ont mis en place le cannabis thérapeutique depuis des années, comme l’Italie, la Suisse ou l’Allemagne », observe Marie Jauffret-Roustide. Mais dans l’Hexagone, le cannabis est resté mal vu. « Nous avons une politique très répressive et il y avait cette crainte, dans l’esprit des pouvoirs publics, qu’autoriser le cannabis thérapeutique puisse être perçu comme un message ouvrant ensuite la voie de la légalisation de l’usage récréatif du cannabis. Cette crainte a retardé la mise en place de l’expérimentation du cannabis qui va pouvoir maintenant démarrer en France. Alors que ce sont deux sujets qui doivent être complètement séparés », estime l’experte qui précise que l’usage thérapeutique devra être strictement encadré pour éviter des dérives comme ont pu en connaître les Etats-Unis avec les opioïdes.

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Du côté du Canada, où le cannabis récréatif et thérapeutique est autorisé, 15% des Canadiens de 15 ans et plus se décrivent comme étant des consommateurs de cannabis et le quart d’entre eux sont motivés par des fins strictement médicales.

Enfin, selon les estimations, en France, entre 300.000 et 1 million de malades pourraient ainsi soulager leurs douleurs. De quoi inciter nos politiques à faire la part des choses.

*Les prénoms ont été modifiés