Le sexe, et sa conception hétéronormée (où rien ne vaut plus que la pénétration) ont la dent dure. Cette manière de pratiquer le sexe est aussi intimement liée à notre héritage religieux : le sexe, pendant plusieurs siècles, n’était pas lié au plaisir mais bien à la reproduction. On a d’ailleurs occulté le seul organe qui sert uniquement au plaisir, le clitoris, pendant des siècles, en diabolisant la libido des personnes qui en possèdent un.
Et pourtant, aujourd’hui, on passe quand même une majorité de nos vies à éviter de faire des enfants en se contraceptant : alors pourquoi ne remettons-nous pas en question nos manières de faire l ’amour ? Comment en sommes-nous arrivés à une société hypersexualisée où le sexe est partout et où il semble central pour nos épanouir dans nos relations romantiques ? Tentative de décryptage.
Aime-t-on vraiment tant le sexe que ça ?
Sur mon compte Instagram, je parle souvent de sexualité, et je reçois régulièrement des dizaines, des centaines peut-être, de témoignages de femmes qui cèdent à avoir des rapports pénétratifs. Pas par plaisir mais à cause d’une vieille croyance qui consiste à clamer, haut et fort, que « le sexe est le ciment du couple », qu’il relève du devoir dans les relations romantiques. Si la pratique sexuelle peut être primordiale pour beaucoup d’entre nous, il peut aussi être une source de tensions quand notre manière de la pratiquer ne correspond pas à nos envies profondes.
À la question « As-tu déjà ressenti une injonction au sexe en étant en couple ? » : 983 personnes, soit 87% des répondant.e.s, ont répondu “oui”. Quand j’ai demandé si on avait déjà dit à quelqu’un que « le sexe, c’est le plus important dans le couple », 64% des sondé.e.s, soit 483 personnes, ont également répondu “oui”. Enfin, quand j’exprimais que « ce qui me gêne dans notre société, c’est l’omniprésence du sexe », 721 personnes, soit 82% des répondant.e.s, ont répondu “moi aussi”.
« Je dis oui pour éviter des reproches, une engueulade… Quitte à simuler pour qu’on me laisse tranquille. »
Les témoignages reçus en privé étaient encore plus criants de vérité, en voici quelques exemples en vrac : « Je n’avais plus envie à cause de la pilule mais il insistait, donc je ne disais rien et je faisais l’étoile de mer » ; « Ça me fait me sentir comme un objet parfois. » ; « Je dis oui pour éviter des reproches, une engueulade… Quitte à simuler pour qu’on me laisse tranquille. » ; « J’avais l’impression qu’il s’en foutait de ce que je ressentais » ; « Ça m’a fait un bien fou, en tant que mec, de me rendre compte que j’avais le droit de dire non. » ; « Je me sens mal quand je dis non alors je cède » ; « Je n’ai jamais dit non à un homme, peu importe la relation, alors que l’envie n’était pas forcément là. » ; « J’ai cédé car c’est vrai que c’est frustrant pour l’autre au bout d’un moment sans le faire » ; « Ça me gonfle car je sens que “je n’ai pas le choix” ».
La sexualité est construite, pas innée
Pensez-vous vraiment que les humains aient évolué en ayant instinctivement envie de pratiquer le missionnaire ou la levrette ? J’ai fait appel à Patricia Legouge, sociologue spécialisée sur la sexualité en tant qu’objet sociologique et historique, pour en savoir plus. La sexologie est née dans les années 1960 ; en France, ce n’est que depuis 1972 avec le rapport Simon qu’on entreprend de réfléchir aux pratiques sexuelles d’un point de vue sociologique, et donc qu’on admet que ces pratiques ne sont pas anhistoriques, mais qu’elles dépendent bien de biais extérieurs. Pourtant, dès lors, on se focalise encore sur la pénétration, largement valorisée.
La pénétration n’est qu’un reliquat d’héritage religieux millénaire, qui a pathologisé les relations non hétérosexuelles et non pénétrantes.
C’est la sexologue Shere Hite qui publie, en 1976 aux Etats-Unis, un premier rapport sur la sexualité spécifiquement féminine, et son constat, provenant de plus de 3000 sondages, est le suivant : 70% des sondées ne jouissent pas pendant le rapport sexuel, et 82% d’entre elles se masturbent. Quand elles pratiquent la masturbation, 95% atteignent alors la jouissance. Ce rapport a été très mal accueilli, l’autrice a été décrédibilisée, à tel point qu’elle dû se retirer de la vie publique et déménager en Europe.
Pourquoi je vous raconte cela ? Parce que les tentatives qui ont consisté à mettre en avant d’autres formes de pratiques sexuelles, au-delà du rapport pénétratif classique, par exemple en invisibilisant le déséquilibre de plaisir entre hommes et femmes lors des rapports hétérosexuels normés.
Par manque d’éducation, par ethnocentrisme, on a souvent l’impression que nos comportements, surtout quand on parle de sexualité, sont universels et anhistoriques. Or, cette obsession de la pénétration n’est qu’un reliquat d’héritage religieux millénaire, qui a pathologisé les relations non hétérosexuelles et non pénétrantes.
En fait, on manque cruellement d’imagination
Vous trouvez pas ? Il n’y a pas que moi qui le dis, d’ailleurs. Martin Page, auteur d’Au-delà de la pénétration, explique dans cet essai que « à force de pénétrer, à force de ne penser qu’à ça, on oublie tout le reste, on ne voit pas l’étendue du corps. Pénétrer, c’est passer à côté et fuir. C’est penser qu’on fait l’amour alors qu’on s’en débarrasse. »
Personnellement, je n’ai presque plus de désir sexuel pour une raison : l’injonction à la pénétration
Personnellement, je n’ai presque plus de désir sexuel pour une raison : l’injonction à la pénétration. La peur qu’on doive forcément en arriver là, quand on initie une relation intime. Parfois, je rêve que mon mec me fait un massage sans que mon cerveau n’arrive pas à se détendre complètement parce qu’il s’imagine que mon corps va peut-être devenir l’objet de désir. D’autres fois, j’aimerais juste que la personne avec qui j’initie un rapport comprenne que me faire un cunnilingus ou moi une fellation, suffit au rapport sexuel. Que quand nous sommes deux corps nus, allongés l’un contre l’autre, que nous avons un rapport d’intimité – qui peut prendre des formes variées, comme des baisers, des caresses, de la masturbation partagée – c’est déjà un rapport sexuel. Que quand il éjacule, le rapport n’est pas nécessairement terminé.
Parce que je ne ressens rien ou presque avec la pénétration, et je sais que je ne suis pas la seule, loin de là. Parce que j’ai envie d’avoir envie, mais que la pénétration, c’est juste ennuyeux pour beaucoup de personnes, peu importe leur genre.