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Interro surprise : quelle est la plus grande menace du 21e siècle aux yeux des Parlementaires ? Le terrorisme ? L’importation des conflits du Proche-Orient sur le territoire national qui fait craindre une flambée des actes antisémites et islamophobes ? Le réchauffement climatique ? L’inflation et la paupérisation croissantes d’une partie de la population ? Le come-back des jeans taille basse et des hauts à sequins ? Eh non, vous n’y êtes pas du tout : le vrai danger, l’épée de Damoclès typographique suspendue au-dessus de nos têtes tel un stylo à la plume acérée, prêt à émasculer les belles valeurs de la République, c’est encore et toujours l’écriture inclusive. Du moins, d’après les membres du Sénat, qui viennent d’adopter une proposition de loi afin d’étendre les restrictions déjà en vigueur sur son utilisation à d’autres champs d’applications, comme par exemple celui de la sphère privée.
En clair, il s’agit de bannir les points médians et autres nouveaux pronoms neutres (“iel”, “al”, “ul”) des documents commerciaux (ex : annonces de vente, notices d’utilisation), mais aussi des documents d’entreprises (ex : contrats de travail, règlements internes ou offres d’emploi). Et la détermination de la commission sénatoriale à effacer ces nouveaux outils linguistiques ne s’arrête pas là, puisqu’elle a également fait inscrire dans ce texte le contenu d’une autre proposition de loi, visant à rendre nul tout acte juridique qui utiliserait l’écriture inclusive. Autant dire que les élu.es de la Chambre Haute sont très en colère après ces nouvelles graphies. Les Sénateurs et Sénatrices les jugent en effet discriminatoires (notamment pour les personnes dyslexiques), illisibles, et surtout idéologiquement orientées. Alors pour démêler le vrai du faux, on répond à 3 affirmations à propos de l’écriture inclusive.
C’EST UNE NOUVELLE LUBIE DES FÉMINISTES
Les résident.es du Grand EPHAD de la littérature qu’est l’Académie Française – une institution dont la moyenne d’âge est de dix ans à peine plus vieille que celle du Sénat – perçoivent l’écriture inclusive comme un “péril mortel” pour la langue française. Inventer de nouvelles normes orthographiques et syntaxiques aboutirait à une langue “disparate et désunie”, qui fragiliserait la transmission et la survivance de notre patrimoine linguistique.
C’est oublier un peu vite que c’est l’Académie Française elle-même qui, sous l’impulsion de grammairiens et d’écrivains bien décidés à démontrer la primauté du masculin sur le féminin dans tous les domaines de l’existence, a volontairement fait disparaître à partir du XVIIème siècle l’accord de proximité, qui était encore largement répandu à l’époque. Cette règle, qui consiste à accorder le genre (et éventuellement le nombre) du participe passé ou de l’adjectif avec le plus proche des noms qu’il qualifie dans une phrase, se rencontrait auparavant fréquemment en latin, en grec ancien, et en moyen français. Concrètement, cela signifie qu’on pourrait dire “Corentin, Nadia, Lucie et Asma sont ÉCOEURÉES par le machisme institutionnel”. Plutôt que d’invisibiliser toutes les femmes du groupe, sous prétexte qu’il y a un mec un peu déconstruit dans le lot.
LES MOTS ÉPICÈNES SUFFISENT
Oui et non. Les termes épicènes, s’ils présentent bien une alternative intéressante dans certains textes afin de diminuer les biais du masculin générique sur les représentations mentales, tout en évitant le très controversé point médian, la double flexion qui peut alourdir les phrases, ou les circonvolutions inutiles, comme dans cet exemple “Certain.es sénateur.trice.s ont décidé de proscrire l’écriture inclusive”, auquel on préférera le bien plus efficace “une poignée de parlementaires réac a décidé d’adopter une proposition de loi anachronique” , ils ne remplaceraient pas les nouvelles tournures et typographies inclusives pour visibiliser les femmes dans l’imaginaire collectif. Ainsi, une récente étude menée par l’équipe du psycholinguiste français Léo Varnet (chercheur au CNRS et membre du collectif “Les linguistes atterré.es”), semble contredire l’idée que ces mots, qui peuvent s’appliquer indifféremment à des hommes et à des femmes, engendrent les mêmes représentations cognitives.
En gros, face à un énoncé qui commence par “l’otage ne mangeait pas depuis dix jours”, les cobayes de l’expérience (majoritairement des étudiantes), ont plus facilement visualisé un homme, qu’avec la forme double (“un.e otage”). Faut-il pour autant en conclure que notre société est tellement imbibée de stéréotypes sexistes, que même face à des mots invariables en genre, on écarte encore aujourd’hui intuitivement les femmes de l’équation ? C’est possible. Même si pour l’instant, les scientifiques ne connaissent pas les raisons de la persistance de ce biais. En tout cas, la “supposée neutralité attendue de la langue” que les défenseurs de cette proposition de loi opposent face à ce qu’ils décrivent comme un “marqueur idéologique et politique du langage” en prend un sacré coup dans sa dimension égalitariste…
L’ÉCRITURE INCLUSIVE EST PARADOXALEMENT EXCLUANTE
C’est l’argument massue des pourfendeurs de l’écriture inclusive : la difficulté pédagogique supplémentaire que pose l’apparition de ces nouvelles formes d’écriture pour l’enseignement du français auprès des personnes dyslexiques. On notera au passage que les publics vulnérables ont souvent bon dos pour faire passer des décisions conservatrices. On se souvient avec émotion de la circulaire Blanquer, qui interdisait tout bonnement l’usage de l’écriture inclusive au sein de l’éducation nationale sous prétexte de protéger les élèves présentant des difficultés d’apprentissage.
Mais elle se gardait bien de préciser que les auxiliaires de vie scolaire, soutiens indispensables des enfants porteurs de handicap, ne bénéficient toujours pas du statut de fonctionnaires et vivent pour nombre d’entre eux sous le seuil de pauvreté – et ce, malgré l’adoption d’une nouvelle loi en 2022 censée améliorer leurs conditions de travail très dégradées. Cela dit, il faut bien reconnaître que tout en saluant la féminisation des métiers et l’utilisation de formes plus englobantes pour désigner les hommes et les femmes, la Fédération Française des Dys préconise effectivement de ne pas exposer les jeunes élèves à l’écriture inclusive, tant qu’ils n’ont pas automatisé la lecture. Là encore, c’est l’utilisation spécifique du point médian qui est la pierre d’achoppement des personnes concernées et des orthophonistes. Une réalité à prendre en compte dans l’établissement de nouvelles normes linguistiques, créées justement pour tenir compte des invisibles.
Mais alors, on pourrait presque donner raison aux membres du Sénat, qui ont pour l’instant surtout le point médian dans leur ligne de mire, si cette proposition ne concernait pas également des néologismes (comme les pronoms “iel”. “al” et “ul”) dont le caractère invariable, qui permet de se passer de l’accord genré dans une phrase, facilite au contraire la lecture pour certaines personnes dyslexiques. Cette mesure, et les Parlementaires de la Chambre Haute (très à droite sur l’échéquier politique) ne s’en cachent qu’à motié, vise surtout à dézinguer le produit d’une réflexion féministe de longue haleine, sous prétexte de protéger les publics les plus fragiles.
Car au lieu de légiférer pour interdire, d’ergoter entre septuagénaire pour dénoncer les tentatives – parfois maladroites – de faire évoluer la langue pour la rendre plus paritaire : bref, de jeter le gros bébé inclusif avec l’eau du bain militant, les membres du Sénat et de l’Académie pourraient aussi agir main dans la main avec des linguistes pour mettre à l’honneur des usages qu’on a délibérément choisis d’enterrer par le passé, comme la règle de proximité ou de majorité dans un texte. Mais il est apparemment plus facile de brandir une soi-disant altération arbitraire de la langue française qui la fragiliserait et méconnaîtrait son évolution naturelle, d’évacuer toute réflexion autour des représentations sexistes qu’elle relaie au titre de la défense du patrimoine, plutôt que de se remettre en question et de reconnaître la responsabilité historique des institutions que l’on prétend représenter dans cette masculinisation artificielle et séculaire des discours.