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Le nüshu, cette langue inventée par les femmes pour les femmes

Décryptage, en toute sororité.

Par
Lena El Sherif
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Que fait-on quand on n’a pas le droit d’aller à l’école pour apprendre à lire et à écrire ? Comment garde-t-on contact avec ses amies d’enfance lorsqu’un mariage nous emmène loin d’elles ? Comment raconte-t-on la vie d’une femme ?

Dans le sud-ouest de la province du Hunan, en Chine, une langue est née de ces besoins : le nüshu. Cette écriture utilisée exclusivement par les femmes est vieille d’au moins 200 ans, et a presque disparu pendant le XXème siècle. Et ce serait dommage : c’est à ce jour la seule « écriture de femmes » au monde.

Le langage de la sororité

Beaucoup de légendes entourent la naissance de cette écriture, vraisemblablement créée dans le village de Shangxiangxu. Selon une des légendes récurrentes, une fille, née dans la région et choisie pour épouser l’empereur, trouva la vie à la cour ennuyeuse et déprimante, et décida d’inventer une écriture pour pouvoir correspondre avec ses amies qui étaient restées dans son village. Toutes les légendes se ressemblent, et impliquent souvent des jeunes épouses, assez peu enchantées par leur mariage, cherchant un moyen de garder un lien avec leurs « soeurs jurées » – à partir de dix ans, les jeunes filles pouvaient choisir de se marier à une ou plusieurs soeurs jurées, avec lesquelles elles pourraient rester en contact tout au long de leur vie. Fabulées ou non, ces légendes traduisent surtout l’objectif premier que devait servir cette écriture : relier les femmes.

Il s’agit non seulement d’écrire et d’extérioriser, mais aussi et surtout d’être entendue et consolée par une amie.

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Le nüshu est composé d’un millier de caractères, qui correspondent à une variante du mandarin parlé dans cette région. Les sinogrammes sont longs et fins, d’où son surnom “d’écriture de moustiques”. On l’écrivait généralement sur des éventails en papier, des petits livres, ou sur du tissu. Les filles demandaient à étudier le nüshu à l’adolescence, et les parents ne s’y opposaient généralement pas.

Au moment du mariage d’une jeune fille, ses amies et les femmes de sa famille pouvaient offrir des sanzhaoshu, des recueils de poèmes écrits pour elle, qui relataient sa vie heureuse avant le mariage, et la peine causée par son départ. Ces livres, très précieux, devaient accompagner les femmes jusque dans leur tombe.

Cette pratique fait écho aujourd’hui, notamment aux débats sur la non-mixité.

La vie de mère et d’épouse rendait l’écriture difficile ensuite, par manque de temps. C’est plus tard dans leur vie que les femmes y revenaient, une fois que leurs enfants étaient grands, et l’écriture devenait alors tout à fait cathartique. Dans les mots qui leur appartenaient, elles relataient les expériences difficiles qu’elles avaient vécues, souvent la perte d’un enfant ou d’un mari. L’écriture ne se faisait pas seule. Il était courant d’aller voir une autre femme qui maîtrisait le nüshu, et de lui raconter son histoire, afin qu’elle la couche sur le papier. Il s’agit non seulement d’écrire et d’extérioriser, mais aussi et surtout d’être entendue et consolée par une amie. Par conséquent, la littérature nüshu a la vie des femmes comme thème principal.

Credit: CPA Mediat Pte Ltd/Alamy
Credit: CPA Mediat Pte Ltd/Alamy
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Un savoir et une pratique en voie de disparition

Plusieurs facteurs ont précipité la disparition du nüshu au XXème siècle. Parmi eux, la scolarisation obligatoire des filles a rendu obsolète l’apprentissage de cette langue, qui n’existait que parce qu’elles n’avaient pas le droit d’apprendre la « langue des hommes ». Le nüshu semble pourtant être bien plus qu’une langue de substitution à la langue vernaculaire. Parce qu’elle ne concerne que les femmes, elle porte leurs histoires de vie, et crée du lien. Échanger en nüshu permet d’utiliser une autre langue qu’avec mari et fils, pour pouvoir aborder d’autres sujets. Cette pratique fait écho aujourd’hui, notamment aux débats sur la non-mixité. Les femmes, exclues hier de l’école, du travail, de la place publique, sont aujourd’hui priées de renoncer aux pratiques qu’elles ont développées en réaction à ces exclusions. Comme si c’était le prix à payer : maintenant que vous pouvez apprendre notre langue, veuillez renoncer à la vôtre. Pas si vite. Les femmes de la région du Xian de Jiangyong ne voient pas forcément l’accès à la langue officielle comme un cadeau. « Mon père voulait me faire étudier aussi les caractères chinois, mais je ne les aimais pas tellement : ce sont les caractères des hommes, et moi j’aimais ceux des femmes », explique Yang Huanyi, la dernière ambassadrice du nüshu, lors de sa rencontre avec l’autrice Ilaria Maria Sala.

Elles ne rejetaient pas la culture dominante, elles en étaient rejetées. Elles n’interdisaient pas aux hommes de l’apprendre, ils y étaient simplement indifférents.

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Chaque langue est une nouvelle conception du monde. Le nüshu est le prisme du monde des femmes de cette région du sud-ouest de la Chine. C’est ce qu’elles ont créé pour pallier les manquements de la langue qui existait déjà, mais qui n’était pas pour elles. Leurs expériences seraient-elles les mêmes si elles avaient été vécues et écrites dans la langue vernaculaire ?

De la sous-culture à la contre-culture

Cette langue et ses utilisatrices forment ainsi une sous-culture, qui n’est pour autant ni secrète ni ouvertement porteuse de revendications. Son apprentissage était communément accepté et son usage rendu public. Il serait tentant de faire du nüshu un symbole de révolte féminine (féministe ?), mais cette micro-culture du XVIIIème siècle mérite plus qu’une conclusion hâtive et anachronique. La question de la définir comme contre-culture n’est pas si évidente. Les femmes ont délibérément utilisé une langue dans la langue, certes, mais d’après les récits, les hommes n’étaient simplement pas intéressés par cette pratique. Elles ne rejetaient pas la culture dominante, elles en étaient rejetées. Elles n’interdisaient pas aux hommes de l’apprendre, ils y étaient simplement indifférents. Il semblerait que les femmes aient trouvé plus essentielles leurs amitiés entre elles, permises par cette langue féminine, que le partage éventuel de cette langue avec les hommes. C’était leur manière à elles de supporter les tourments de la vie.

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Après 1949, le pouvoir communiste a considéré que le nüshu était une écriture subversive, « de sorcières ». Elle a ensuite été éliminée pendant la Révolution Culturelle. Yang Huanyi, la dernière femme à parler le nüshu, est décédée en 2004. Après des décennies d’oubli, la langue a été sortie des placards par des linguistes et fait aujourd’hui l’objet d’un regain d’intérêt, notamment de la part des touristes (et des féministes, c’est vrai).