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Le mythe impossible de la « girlboss »

Ou comment vendre un enfer saupoudré de paillettes.

Par
Malia Kounkou
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En 2014, une nouvelle religion est inaugurée : celle du girlbossing. Popularisée par la fondatrice de l’empire vestimentaire Nasty Gal Sophia Amoruso, cette idéologie tourne autour de la figure mythique de la « girlboss », cette femme badass qui a déjoué tous les codes sexistes en parvenant à s’imposer et à réussir dans un monde d’homme. Elle est en contrôle de tout, ne se laisse marcher sur les pieds par personne, mais encourage toutes celles qui sont inspirées par son parcours à suivre ses pas. Une prémisse alléchante, donc.

Cependant, comment expliquer qu’en 2022, ce mouvement de si grande importance soit devenu le mème niche de l’année? Pourquoi ne peut-on plus prononcer le mot « girlboss » en public sans que quelqu’un dans l’assistance ne roule aussitôt les yeux ? Et, plus important encore : une fois cette vision de la girlboss portée à la réalité, reste-t-elle aussi prometteuse ?

[Source : Know Your Meme.]
[Source : Know Your Meme.]
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Un serpent qui se mord la queue

Réponse très rapide : non. Et la preuve se trouve dans l’essence du mot « girlboss », qui, en lui-même, se contredit. Car si le but est ici de réclamer une place de pouvoir à laquelle tous les genres peuvent briguer, et pas juste celui masculin, pourquoi mettre un « girl » juste devant ?

« Avez-vous déjà entendu un travailleur être qualifié de #boyboss ? Non », raisonne en ce sens la journaliste Vicky Spratt dans le média Refinery29. « C’est parce que le pouvoir des hommes dans le milieu du travail est toujours la norme. C’est le statu quo et tout ce qu’une femme fait est toujours une exception, une anomalie. »

Par l’ajout du préfixe « girl », nous ne sommes plus dans une logique de réappropriation d’une signification exclusivement masculine du mot « boss ». Nous sommes dans une cohabitation pacifique avec son sens premier. Un peu comme si nous toquions à la porte des hommes pour leur dire : « Euh, on vous emprunte juste un peu de terrain de 10 à 11 heures, ça vous va? » En pensant amorcer là une avancée pour toutes les femmes, nous ne faisons donc pas juste du surplace; nous régressons.

il y a dans l’apposition d’un « girl » ou d’un « female » devant un poste de haut rang un réflexe de fausse modestie, voire d’« abrutissement » intentionnel pour le bien de l’autre.

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Ce retour à l’état juvénile est également compris dans le préfixe « girl ». Une fille ambitieuse est une fille dont on peut encore tourner les aspirations à la dérision — elle veut être astronaute, aw, comme elle est mignonne. Et puis, la fille devient une femme, mais son rêve d’explorer l’espace reste intact. Très vite, cette personne passe alors de mignonne à dangereuse. Apparaît avec cela l’urgence de faire de cette future femme de pouvoir « une exception, une anomalie » aux yeux de toutes celles qu’elle pourrait inspirer. Et quoi de mieux pour y arriver que d’enrober ses ambitions sérieuses dans du joli papier d’emballage rose? Ainsi, à la manière d’un cadeau d’anniversaire, tout ce qu’elle fera sera vu comme un événement unique plutôt qu’une norme à laquelle aspirer quotidiennement.

Enfin, tel que l’explique parfaitement la youtubeuse Lia Lu, il y a dans l’apposition d’un « girl » ou d’un « female » devant un poste de haut rang un réflexe de fausse modestie, voire d’« abrutissement » intentionnel pour le bien de l’autre. Ceci fait hélas souvent partie du mode de communication féminin. « Là où un homme […] dirait : “J’ai besoin que tu fasses XYZ”, souvent, les femmes vont le demander dans une version beaucoup plus standardisée : “Je me demandais si tu pouvais s’il te plaît faire XYZ quand tu auras le temps, j’aimerais beaucoup ça, merci, et un petit émoji sourire” », relève-t-elle à ce sujet.

la girlboss n’a jamais été faite pour être imitée. Elle-même ne souhaite qu’être admirée de loin.

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Combien de fois ai-je effectivement contemplé le curseur de mon courriel en quête de la parfaite formule qui rendrait un « pourrais-tu m’envoyer ce document » moins sec ? C’est comme si nous avions toutes intériorisé un réflexe d’autocorrection qui nous faisait vivre dans la peur constante d’apparaître comme trop agressive ou directe. Deux caractéristiques typiquement connotées masculines. En ce sens, le « girl » est une cuillerée de miel dans le café noir sans sucre du « boss » qui viendrait en adoucir le goût. Loin du coup d’État promis par Sophia Amoruso, nous sommes plus ici dans un gentil hold-up dans lequel il est donné aux otages du chocolat chaud et à la police, 75 % du butin. Et finalement, rien ne change.

Un idéal inatteignable

La seconde contradiction dont le mythe de la girlboss est porteur se situe dans sa visée réelle. Sur papier, cette figure emblématique se doit d’inspirer d’autres femmes en leur montrant par ses propres accomplissements qu’il est possible de rêver en grand et d’atteindre le niveau qu’elle-même a atteint. Dans les faits, la girlboss n’a jamais été faite pour être imitée. Elle-même ne souhaite qu’être admirée de loin et non suivie à la lettre dans le but d’être égalée, comme le prouve la célèbre coach bien-être américaine Rachel Hollis. « Si ma vie est accessible pour la plupart des gens, c’est que je fais quelque chose de mauvais », la cite-t-on dans le média Vox.

Ce mouvement d’empouvoirement que l’on imaginait universel s’est donc avéré être à la carte.

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Il y a donc une division à l’arrivée entre celles qui peuvent et celles qui ne pourront jamais, et de cette division précise dépend le maintien en place du girlbossing. Impossible de ne pas voir ici le schéma habituel des privilèges qui régit nos sociétés et qui met dans les mains des un.e.s les outils pour réussir que ne détiendront jamais les autres. Il n’y a qu’à voir les grands noms qui, outre Sophia Amoruso, ont porté l’idéologie de la girlboss jusqu’en 2020 — comme Audrey Gelman chez The Wing ou encore Yael Aflalo chez Reformation — et dont a été déduit par défaut ce que devait être une femme de pouvoir. Tout comme le souligne Hillary Hoffower dans Business Insider, « la girlboss n’a laissé aucune place pour que la cool girl ne soit autre chose que blanche et riche. »

Peu étonnant que, lorsque les masques de fausse solidarité féminine sont tombés, les scandales de discrimination raciale ont aussi commencé à pleuvoir au sein de ces entreprises marketées par et pour les femmes. Car certaines ne souhaitaient pas que ces femmes soient racisées, d’autres n’étaient pas intéressées par celles qui étaient racisées et grosses, d’autres encore ne voulaient pas qu’elles tombent enceintes ou soient tout simplement heureuses. Ce mouvement d’empouvoirement que l’on imaginait universel s’est donc avéré être à la carte.

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Un cosplay féministe

Les multiples révélations d’environnements toxiques perpétrés au sein ces compagnies nous prouvent une dernière chose : mis en action, le girlbossing est voué à trahir ses propres principes. Adieu la sororité, le désir d’égalité et la soif justice. Bonjour le capitalisme. Le girl power est ici la carotte qui fait avancer les femmes jusqu’au burnout, le tout en leur faisant miroiter que si elles le veulent, alors elles le peuvent. Et si échec il y a, c’est qu’elles n’ont pas assez souhaité leur propre succès. Qu’elles ne se sont pas suffisamment tuées à la tâche. Tout ceci est un peu cruel.

les femmes ne doivent plus être rendues fautives d’un système qui n’a jamais été créé pour elles.

On en vient à pervertir ce qu’est le féminisme et à rajouter à sa définition ce qu’il n’a jamais représenté : une course sans fin, une oppression à l’interne, un exercice régulier de rabaissement. Le plus désolant étant ces femmes qui, entre elles, s’accusent de ne pas girlbosser suffisamment dur. « J’ai le meilleur conseil pour les femmes en affaires. Lève ton putain de cul et travaille. Il semble que personne ne veuille travailler ces jours-ci », se plaignait ainsi Kim Kardashian, milliardaire et enfant de millionnaires, dans une vidéo diffusée par Variety. Rien que pour ce commentaire, Internet lui est tombé dessus comme la foudre — et tant mieux.

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Parce qu’il est fini, le temps de la culpabilisation infondée. Les honnêtes gens sont fatigués. Et les femmes ne doivent plus être rendues fautives d’un système qui n’a non seulement jamais été créé pour elles, mais qui œuvrera toujours à leur exclusion. Comme l’observe si bien Vicky Spratt : on ne peut « être une girlboss face à l’impossible ».