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Le mode « Ne pas déranger » : un nouveau remède à l’anxiété téléphonique ?

Ou l'art de posséder un téléphone, mais d'en être également allergique.

Par
Malia Kounkou
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Si vous avez cliqué sur cet article, c’est que vous avez probablement en tête cette personne – ou que vous êtes cette personne – perpétuellement injoignable, qu’importe le canal par lequel vous tentez de la contacter.

Quand vous l’appelez, elle ne répond pas. Si vous lui écrivez un texte, il connaîtra ce même silence. Messenger ? Ce ne sera ouvert que six heures plus tard. X ? Rajoutez un délai de vingt-quatre heures. Et ne pensez même pas à Instagram, car le mode silencieux y est déjà activé.

À ce stade, Snapchat est votre dernier (et mince) espoir.

Pourtant, il est fort probable que cette personne ne soit pas occupée. Il est même probable qu’elle ait son téléphone entre ses deux mains au moment où vous tentez de la joindre. Après tout, un individu vérifie en moyenne 58 fois par jour son téléphone – mention honorable pour les Américains pour qui ce chiffre monte à 144 fois – et, rien qu’en 2023, les chiffres mondiaux de temps d’écran atteignaient les 3 heures et 46 minutes.

Dans une ère de cyberdépendance, il n’existe donc aucun monde où cette personne n’aurait pas vu vos notifications, que ce soit en direct comme en différé.

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Restent alors deux hypothèses : soit cette personne vous ignore sciemment depuis que vous avez oublié de lui souhaiter une bonne année (et là, je ne peux rien faire pour vous), soit on est face à un phénomène beaucoup plus grand.

NE (SURTOUT, SURTOUT) PAS DÉRANGER

Et ce phénomène prend probablement le nom du mode « Ne pas déranger ». Je dis « probablement », car il n’est jamais exclu que le téléphone de la personne que vous cherchez à joindre soit cassé, éteint ou au fond de la mer.

Mais il est aussi fort probable qu’il soit tout simplement en mode « Ne pas déranger ».

Ce mode spécial, disponible sur tous les smartphones, tablettes et ordinateurs, masque aussitôt toutes notifications, qu’il s’agisse d’appels, de messages textes ou bien des likes récoltés par votre dernière publication Instagram.

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En coupant ces sollicitations virtuelles, ce n’est pas simplement une concentration ininterrompue qui est permise, mais une paix virtuelle durable. Peu étonnant, donc, que beaucoup finissent par ne plus jamais l’enlever.

« Mon téléphone passe 90% de sa vie en mode “Ne pas déranger”, qu’importe le contexte », me partage en ce sens Robin, un jeune libraire qui ne supportait plus le carillon de notifications ou le vrombissement du vibreur. « Pareil pour Instagram et X. »

En effet, même si la fonction n’est pas explicitement activée, il est à parier qu’une muselière virtuelle a déjà été mise sur les applications les plus avides de notre attention – Snapchat, TikTok, Facebook, Discord, pour n’en nommer que quelques-unes.

Résultat : même lorsque votre téléphone n’est pas en mode « Ne pas déranger », les possibilités de dérangement seront moindres.

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Le téléphone de Pauline, 25 ans, en est bien la preuve. « Réseaux sociaux, aucune notification. Messages, aucune notification. Mail : pas de bannière, mais simplement la pastille avec le nombre de non lus. Messenger ? J’ai masqué le groupe actif quotidiennement qu’on tient avec mes copines », énumère celle qui, au départ, ne se contentait que de filtrer ses appels pour ne plus subir de démarchage téléphonique.

« Aujourd’hui, je dois aller sur l’application directement pour vérifier si j’ai une notification. Là, c’est le vrai silence », se réjouit-elle.

Rassurez-vous : ce n’est pas seulement vous, que votre ami.e ignore, mais le reste du monde, aussi.

MESURE DE SURVIE

Ce qui ne signifie pas que son téléphone n’est pas entre ses mains… ou que la personne veuille qu’il soit entre ses mains.

En effet, tout le propre de cette cyberdépendance est la relation d’amour-haine développée avec un écran qu’on ne parvient pas à lâcher. En ce sens, le mode « Ne pas déranger » devient presque une bouée de sauvetage.

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« J’ai eu plusieurs moments dans les six derniers mois où j’ai caché mon téléphone quelque part pendant quelques heures, car je pouvais plus le voir », me rapporte Pauline. Même son de cloche pour Lucie, étudiante, qui réserve pour son compagnon technologique des mots doux comme « enfer » et « partenaire toxique » :

« Quand je suis sur mon téléphone, je sens mon cerveau fondre et ma vie défiler devant mes yeux », confesse-t-elle.

Trop de notifications, d’actualités, de contenus, de stimuli, d’attentes… « Je suis accro, mais je n’en peux plus. Ça me fait culpabiliser », poursuit-elle.

Rien de plus normal dans cette ère d’hyperdisponibilité actuelle, m’assure Roxane Larocque, une psychologue pour enfants et adolescents bien au fait de l’impact des réseaux sociaux sur la jeune génération.

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« Avant, ce mode “Ne pas déranger” se faisait un peu par lui-même. Quand tu n’étais pas chez toi, il n’y avait aucun moyen de te rejoindre et puis pour le “mode avion”… Eh bien, tu étais vraiment dans un avion », se remémore-t-elle.

« Mais je ne pense pas qu’on ait déjà été autant sollicité, dans l’histoire de l’humanité, que maintenant, et que ce soit sain ou normal », estime-t-elle.

Cette intense sollicitation de toutes parts engendre alors une crainte de ce qui fait pourtant toute l’essence du téléphone : l’interaction avec l’autre. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que les adeptes du « Ne pas déranger » l’activent justement pour ne pas avoir à prendre d’appels.

« Avant, ça me stressait tellement de parler au téléphone que je disais n’importe quoi, puis j’avais une anxiété incroyable de ne pas voir mon interlocuteur, de ne pas voir sa réaction, et qu’il ne voit pas mon langage corporel ! », se souvient Lucie.

« Maintenant, j’ai beaucoup plus confiance en moi quand je fais un appel, mais je fais toujours des grimaces parce que j’ai envie de hurler de stress. »

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Là encore, les statistiques locales sont formelles : un Français sur cinq souffre de “téléphonophobie” et 30% des sondés filtrent les appels entrants. Une autre étude menée par Research co. parle également d’une « anxiété », signe qu’il s’agit là d’une expérience universelle.

« Je ne réponds pas aux appels si le numéro n’est pas enregistré et je ne rappelle pas s’il n’y a pas de message vocal », décrète ainsi Manon, une apprentie tatoueuse introvertie.

Si les proches de Manon savent déjà à quoi s’attendre, « téléphoniquement parlant », ceux de Pauline, eux, ont eu un peu plus de difficulté à l’accepter. « Au début, mes proches me disaient : “on ne peut jamais t’appeler”. Puis, ça n’aide pas que j’aie le “ghostage” facile », reconnaît-elle.

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Dans ces situations, il est aussi très commun que la personne à l’autre bout de la ligne soit heurtée par ce silence et, en l’absence d’éléments contextuels et non verbaux propres aux conversations réelles, interprète ces manquements comme du rejet ou de l’indifférence.

« On est face à nos hypothèses, nos craintes : “Est-ce que j’ai fait quelque chose? Est-ce que la personne est fâchée?” », traduit Dr Roxane Larocque.

« C’est alors bon de se parler directement pour éviter les malentendus et pouvoir passer rapidement à autre chose », conseille-t-elle.

APRÈS L’HEURE, C’EST PLUS L’HEURE

Du reste, non seulement l’experte ne voit aucun mal à transformer l’option « Ne pas déranger » en un mode de vie, mais elle n’y perçoit pas non plus nécessairement une anxiété; plutôt une volonté ferme de poser ses limites dans un chaos virtuel qui n’en permet aucune.

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« Je vois dans ce mouvement une remise en question de la place du téléphone dans notre vie pour ne pas être en surcharge et comprendre son impact réel dans nos vies », décèle la Dre Roxane Larocque.

Mais il n’est pas exclu que ce ne soit pas non plus dû à de l’anxiété et que le seul moyen de le découvrir soit un sevrage technologique temporaire.

« Gérer les moments où on invite ou non les notifications dans sa vie permet justement de savoir si le stress s’évapore quand on arrête d’être sur son téléphone ou si, au contraire, il reste par peur d’avoir raté quelque chose », ajoute la psychologue.

Et s’il ressort de cette cure une volonté de ne plus se rendre disponible 24/7 au détriment de sa paix intérieure, eh bien tant mieux. « Non, tu ne peux pas m’appeler à 20h pour X ou Y raison, revendique ainsi Pauline. À partir d’une certaine heure, mon temps m’appartient. »

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