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Le « keyboard smash », ou l’émotion à l’ère d’Internet

Bientôt, « HDHUGFHL » sera dans votre dictionnaire.

Par
Malia Kounkou
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Écrire « hahaha » ne suffit plus à représenter un simple fou rire. Les lettres sont trop timides, les syllabes sont trop courtes, l’expression manque d’épices. Et c’est précisément ici qu’un bon « keyboard smash » (soit littéralement « fracassement de clavier ») vient à la rescousse. Car quoi de mieux que « HGSFDFHD » pour retranscrire avec justesse une crise d’hilarité?

Et ne laissez jamais votre correcteur automatique vous convaincre du contraire : cet ensemble imprononçable de lettres tapées à l’aveuglette a bel et bien un sens. Le site Urban Dictionary définit effectivement le keyboard smash (ou keysmash, selon les écoles) comme « un fracas aléatoire du clavier qui transmet une émotion intense ou écrasante qui ne peut être exprimée par des mots ». Loin de n’incarner que le rire, il peut également être utilisé pour exprimer la surprise, la colère ou même l’embarras.

un keyboard smash n’est jamais entièrement le fruit du hasard.

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Sur les réseaux sociaux — et en particulier Twitter et TikTok — cet outil de communication est un néo-langage que les 12-25 ans (ainsi que les vétéran.e.s de Tumblr) maîtrisent à la perfection. Mais en dehors de ce cercle d’initié.e.s, les personnes qui s’y adonnent sont souvent regardées comme « des singes tapant au hasard sur un clavier », tel que l’explique la linguiste canadienne Gretchen McCulloch sur NPR. Or, la réalité est bien plus complexe et nous en apprend énormément sur l’expression émotionnelle à l’ère du numérique.

Une esthétique soignée

Sur la forme, tout d’abord, un keyboard smash n’est jamais entièrement le fruit du hasard. Les règles qui en régissent l’esthétique sont aussi implicites qu’intuitives à ses adeptes. Par exemple, des lettres majuscules seront rarement mélangées avec des lettres minuscules. De plus, il sera plus fréquent pour un keyboard smash de débuter par d, f, g, h ou k que par x, p, o ou b, tout se jouant dans l’accessibilité immédiate de ces lettres sur le clavier. D’autres règles en vrac : il y aura plus de consonnes que de voyelles, la ponctuation s’intègrera au milieu ou à la fin, la longueur moyenne d’un keyboard smash se situera entre sept et vingt caractères…

un keyboard smash est le reflet d’une génération qui ressent les émotions de manière plus extrême.

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Et tout comme pour une véritable langue, si un keyboard smash n’est pas bon, son auteur ou autrice le corrigera immédiatement. « J’ai fait un sondage, et j’ai demandé aux gens : ajustez-vous ou retapez-vous parfois votre keymash s’il ne vous semble pas tout à fait correct ? Et la plupart des gens ont dit oui, poursuit ainsi Gretchen McCulloch. Même si c’est aléatoire, ils le retapent quand même parce qu’ils veulent qu’il ressemble au bon type d’aléatoire social. »

Il y a donc toute une logique derrière cette suite de lettres qui dépassent la simple coïncidence. Mais la beauté de cette logique est qu’elle se base le plus souvent sur un instinct subjectif. Un keyboard smash est donc « correct » lorsque son assemblage de lettres fait écho avec le sentiment exact de la personne qui l’écrit.

Intensité pur jus

Sur le fond, un keyboard smash est le reflet d’une génération qui ressent les émotions de manière plus extrême et nécessitera donc un terme tout aussi intense pour les exprimer à l’écrit. C’est pourquoi taper « dgsgjdif » sur son clavier sera toujours plus authentique et libérateur qu’un limitatif « lol ».

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Et cette expression chaotique de sentiments chaotiques s’étend également aux emojis dont l’usage et le sens ont radicalement changé, de nos jours. « Par exemple, l’emoji 😂 n’est en fait pas un moyen courant de montrer le rire », dévoilent ainsi Andrew Roth et Tulsi Patel de dcdx, une agence de conseil aidant à mieux cibler la génération Z, dont les propos ont été rapportés par Forbes. « Les membres de la génération Z ont tendance à utiliser 💀 (je suis mort) ou 😭 (omg qui pleure) pour exprimer qu’ils ont trouvé quelque chose d’amusant. »

la fonction première d’un langage n’a jamais été mieux comprise qu’à travers le keyboard smash.

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Selon le théoricien culturel Matt Klein, de tels extrêmes émotionnels se comprennent en observant le monde brutal et changeant dans lequel cette génération s’est construite en autodidacte, car ses aîné.e.s ne l’ont jamais connu. Un monde de « douleur économique, politique, terroriste et pandémique » décuplé par les eaux troubles d’Internet et qui désormais « fait partie de [son] ADN ». Il a donc fallu que la génération Z s’y acclimate tant bien que mal jusqu’à ce qu’il devienne le moule par lequel « des millions de personnes à présent perçoivent, ressentent et communiquent » avec ceux et celles qui les entourent.

Je ressens donc j’écris

Paradoxalement, la fonction première d’un langage n’a jamais été mieux comprise qu’à travers le keyboard smash. Un mot n’est pas anodin : il forge une réalité. En le prononçant ou en l’écrivant, on y met un peu de soi à transmettre à l’autre tout en espérant que cet.te autre le comprenne exactement comme nous l’avions souhaité.

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En cela, le keyboard smash est la quête d’une communication authentique que ne permettent ni la grammaire, ni l’orthographe, ni le mot « hahaha ». Le but est qu’il n’y ait plus de barrières entre l’être humain et ses émotions vives pour qu’enfin ses mots reflètent sa réalité intérieure dans le chaos organisé de son choix.