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Le jour où j’ai reçu ma première insulte homophobe
En réalité, il y a encore débat avec mon copain sur le « c’est ça ». Il se trouve que j’ai entendu « c’est ça », alors que Constant, lui, a entendu « ce soir ». Dans tous les cas, ça ne change pas grand chose, mais c’est important d’être précis.
C’était il y a 3 semaines, à Paris.
On a pris l’habitude de s’abstenir en public, surtout en ville, et à Paris, surtout la nuit, on l’a accepté je crois, c’est comme ça.
On rentrait à pied d’une soirée pride (ironie du sort) organisée par un ami en raison du report de la version officielle. Un samedi soir, le 4 juillet plus exactement. Il était à peu près 5h du matin, on en avait pour 40 minutes de marche. Flemme de payer une blinde pour le Uber et on a entendu trop de sales histoires. Et puis on aime bien marcher, prendre l’air, le temps d’une balade. Profiter du calme et de la fraîcheur de la ville, une nuit d’été. Il faisait bon, il faisait chaud, on avait passé une bonne soirée, avec des ami.e.s curieux, ouverts, tolérants, qu’on aime. On était tous les deux en short. On ne se tenait pas par la main, on ne s’est pas embrassés sur le trajet, surtout pas. On a pris l’habitude de s’abstenir en public, surtout en ville, et à Paris, surtout la nuit, on l’a accepté je crois, c’est comme ça.
On arrive dans le 7ème, proche du métro Duroc, quartier plutôt tranquille sur le papier. On y est presque, plus que 5 minutes de marche et on pourra, une fois dans le hall ou dans l’ascenseur, retrouver cette affection si naturelle qui existe entre nous. Je pourrai lui tenir la main, l’embrasser, le toucher. Ce qu’il se passe chez nous, ça nous regarde. Dans la rue aussi, d’ailleurs, mais ce n’est pas de l’avis de tout le monde, apparemment. Pas de celui de ce cher jeune homme que l’idée qu’on puisse « se la mettre dans le cul » a particulièrement chamboulé.
Il était sur son scooter. A l’arrière. Conduit par un ami à lui. Il s’est arrêté, nous a pointés du doigt, Constant, puis moi, puis Constant, puis moi, en criant: « Ça se la met dans le cul, c’est ça? » / « Ça se la met dans le cul, ce soir? » Choisissez votre version préférée.
On a, tous les 4, continué notre route, comme s’il ne s’était rien passé. Ils nous a insultés, on a subi, et la vie continuait. Et puis j’ai eu la haine.
C’était la première fois. Première fois de ma vie que je me faisais ouvertement insulter sur le sujet. J’ai 23 ans, et je suis avec Constant depuis 3 ans. Je peux m’estimer chanceux, je crois. C’est peut être pour ça, que sur le coup je n’ai rien dit. Silence. Silence absolu. Le temps s’arrête. Je le regarde droit dans les yeux, je regarde Constant, je continue de marcher. Le scooter redémarre. Silencieux aussi parce que j’ai eu peur. Peur qu’il gare son scooter sur le côté, qu’il descende et qu’il se chauffe. Ils étaient 2, on était 2. On était à 100m de chez nous, mais je n’ai rien pu dire. Je me suis toujours auto-convaincu que je ne savais pas me battre.
On a, tous les 4, continué notre route, comme s’il ne s’était rien passé. Ils nous a insultés, on a subi, et la vie continuait. Et puis j’ai eu la haine. La vraie haine, le genre de haine qui te pousse à imaginer sa moto se coucher sur le sol pour te calmer. J’ai eu honte de penser à ça, et j’ai un peu honte de l’écrire. Mais je voyais sa moto se coucher en me disant: « C’est le karma. »
Jupe? Robe? Talons? Rouge à lèvres? «Non, pas aujourd’hui, j’ai 45 minutes de RER, seule.» J’ai pensé à mes ami.e.s trans, lesbiennes, gay même, qui ne « bénéficient » d’aucun cis/hétéro passing une fois dehors.
Puis j’ai relativisé. Beaucoup. Bien évidemment, je ne lui voulais aucun mal. J’ai pensé à mes amies qui subissent le sexisme tous les jours, constamment, ouvertement, qui réfléchissent à comment elles vont s’habiller aujourd’hui en fonction de leur programme du jour. Jupe? Robe? Talons? Rouge à lèvres? « Non, pas aujourd’hui, j’ai 45 minutes de RER, seule. » J’ai pensé à mes ami.e.s trans, lesbiennes, gay même, qui ne « bénéficient » d’aucun cis/hétéro passing une fois dehors, ou qui ont décidé, peut-être aussi, de vivre leur vérité plus assurément. Je me suis dit que cet article entier était un condensé de white gay tears. Que je ne devrais pas écrire sur le sujet, que je devrais laisser la parole à d’autres, bien plus discriminé.e.s, bien plus opprimé.e.s que moi.
On ne se touche pas. On est potes dans le métro, cousins dans les covoiturages, colocs dans les Uber.
C’est bien de relativiser, c’est nécessaire même. Mais est ce que je ne vais pas un peu trop loin? C’est vrai c’est bête, ça paraît anodin. « Ça se la met dans le cul, c’est ça? » Ce n’est qu’une question après tout, peut-être pleine d’innocence et de curiosité. Mais finalement, en y pensant bien, ça fait 23 ans que j’y réfléchis à 2 fois avant de sortir. Comment est ce que je m’habille? Comment est-ce que je me comporte? Est-ce que mon short n’est pas trop court? Si je mets du vernis, je vais me faire insulter? Évite de croiser les jambes dans le métro la nuit. Trois ans que Constant et moi on active le mode « survie » une fois dehors. On ne se touche pas. On est potes dans le métro, cousins dans les covoiturages, colocs dans les Uber.
J’ai repensé à cette fois, en 5ème, où mon prof d’histoire géo à hurlé dans la classe: « C’est pas ma faute si t’as une voix de gonzesse Owen! » À cette fois en 4ème où cette autre prof d’éducation civique nous expliquait comment reconnaître un homosexuel: « Il croise les jambes, il traîne surtout avec des filles, il fait des manières. » Cette fois, à 14 ans où j’ai entendu à la radio que « contrairement à un rapport sexuel lesbien, hyper sensuel et sexy, un rapport gay était juste bourrin et un peu sale.» Ces fois, au lycée, où j’ai dû rire dans les vestiaires à des blagues ouvertement homophobes, toutes ces fois où l’on m’a demandé si j’avais une copine, et que « Ah bon? C’est bizarre pourtant tu dois toutes les faire tomber ». Toutes ces fois où l’on m’a poussé/forcé/incité à come out. Mais en fait, pourquoi est-ce que moi je devrais come out? Alors je me suis rendu compte qu’en fait non, ce n’était pas la première fois que cela m’arrivait. Pas la première fois qu’on m’insultait. Sauf que cette fois-ci c’était ouvert, violent et frontal.
J’ai repensé à la construction de cette insulte. Enfin, la construction de cette question. J’ai tout analysé. Le choix des mots, l’intonation, le langage corporel, et je ne peux m’arrêter de souligner la violence du propos.
Petit atelier de sémantique. On reprend: « Ça se la met dans le cul, c’est ça/ce soir? »
Notons l’importance d’une tournure à l’impersonnel:
Le « ça » et le « la » comme si l’on ne pouvait pas les nommer, comme s’il s’agissait d’une insulte, d’un tabou, quelque chose dont on ne devrait pas parler. La tournure impersonnelle ou ce procédé dont le sujet « ça » ne renvoie à rien ni personne. « Rien ni personne. » Constant et moi. Deux garçons, deux homosexuels qu’on ne prend même pas la peine de nommer. On les montre du doigt, de loin, et on les appelle « ça ». Sans s’étaler sur les théories freudiennes, rappelons simplement que le « Ça » désigne « la part la plus inconsciente de l’homme, le réservoir des instincts humains, le réceptacle des désirs inavoués et refoulés au plus profond ».
« Le cul » alors qu’il aurait pu choisir un tas de synonymes moins violents, plus doux. Les fesses? Le derrière? Le postérieur? Les miches, à la limite? Je ne sais pas, moi…
Et enfin, le « c’est ça ?» comme s’il cherchait à confirmer quelque chose qu’il aurait, de lui-même, deviné. Il présume, il ressent, il sait. Il voit 2 garçons en short, dans la rue et il en tire ses conclusions. Il demande simplement confirmation. Une fois de plus, parfait exemple de l’autre qui décide pour toi ou quand l’illustre inconnu sait mieux que le principal concerné. Ta sexualité, ton homosexualité, il la connaît. Même si toi tu peux ne pas être sûr.e de ce que tu ressens (et c’est tout à fait ok), nombreux seront ceux qui l’auront décrété avant toi, à ta place. Ils n’auront aucun scrupule à te voler cette once de libre arbitre qui t’appartient. Tu n’es pas prêt.e à en parler? Tu n’en as pas envie? Pas de panique, ils le feront à ta place.
Et si on se concentre deux secondes sur son langage corporel: le fait de nous pointer du doigt, avec dédain et avec le « ça », le fait de demander à son pote d’arrêter la moto pour nous dire ça… Non mais. Attendez. Quand même! Ce n’est même pas comme s’il marchait et qu’on l’avait croisé. Non! Il roulait, il nous a vus, et il a jugé nécessaire de demander à son pote de ralentir, de se rapprocher et de s’arrêter. Ça devait le titiller, vraiment, mais l’action est forte. Et puis il a rigolé, parce qu’évidemment c’est drôle d’agresser deux garçons dans la rue, deux garçons vulnérables à pied, alors que toi, tu es à moto. Très drôle de voler cet instant d’insouciance, de répit, à deux garçons qui, 80% du temps mettent leur affection de côté pour leur sécurité. Et enfin, et c’est assez révélateur de la démarche du jeune homme: le fait de ne pas attendre la réponse. Il pose une question, et il se barre. La discussion n’est pas ouverte, la question, rhétorique. Du genre: je te donne l’impression de m’intéresser, de te/me questionner, mais en fait, je m’en fous. J’ai décidé pour toi, j’ai mon avis, j’ai jugé. Je cherche juste à te faire chier, et ça dégage.
Dis-moi, j’aimerais comprendre: qu’est-ce que ce court instant t’a apporté à toi, à ta soirée? Ça m’intéresse, vraiment. Est ce que ça en valait vraiment la peine? Tu n’as même pas eu ta réponse au final, dommage. Ça ne m’aura pas gâché la mienne, en tout cas. Au contraire, je ressens d’autant plus le besoin de continuer à célébrer la pride entre ami.e.s, en juin, mais aussi et surtout tous les autres mois de l’année. J’ai réalisé, une fois de plus, l’amour que j’éprouve pour ces mêmes ami.e.s, tous ceux et toutes celles avec qui je me sens bien.
Avec du recul et un peu de temps de réflexion, je me demande encore ce que j’aurais aimé lui répondre, ou ce que j’aurais dû lui répondre. Comment, en un temps si limité et face à une connerie pareille, face à une telle ignorance, comment trouver les mots justes et pertinents? J’ai repensé à ce podcast, « Coming out » et à ces mots d’Eddy de Pretto: « Pourquoi devrait-on encore avoir à justifier avec qui et comment on couche? » J’ai compris que c’était exactement ça, le fond du problème.
Alors à toi, l’illustre inconnu du scooter, et à tous les autres pour qui il s’agirait d’un besoin vital de savoir, oui je peux vous le dire : Constant et moi, on se la met dans le cul (ce soir).