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« C’est fascinant ! Pour nous ce ne sont que des points ; pour les non-voyants ce sont des graphismes. Dans la rue, quand j’écris en braille, pour le voyant cela pourrait s’apparenter à une parenthèse silencieuse. » Dans les villes saturées d’images, submergées de publicités tapageuses, la pratique de The Blind à de quoi surprendre. Équipé d’un pochoir, d’un pistolet à colle et de demi-sphères de plâtre moulées au préalable, il écrit en braille de courtes phrases ironiques et contextualisées.
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« Ne pas toucher » sur l’église Sainte-Croix ou « Pas vu pas pris » sur le Palais de justice à Nantes, sa ville natale. Mais aussi « Broyer du noir » dans les catacombes parisiennes ou « Vu et revu » au Trocadéro. Celui qui a longtemps dissimulé son visage avant de se démasquer — même s’il préfère ne pas révéler au grand public son état civil— n’a pourtant aucun lien de près ou de loin avec l’obscurité des non-voyants, si ce n’est une profonde humanité saupoudrée d’une recherche singulière autour du graffiti 3D. « Au début des années 2000, dans cet univers codifié et très m’as-tu-vu où il fallait être le plus visible et qui repoussait sans cesse les prouesses techniques pour atteindre le graal, je me suis dit que j’allais faire de la vraie 3D pour les personnes qui ne voyaient pas », se souvient The Blind qui s’affuble ainsi d’un pseudo de circonstance.
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Des avatars, il en a d’ailleurs une petite collection confidentielle en fonction de la légalité ou de l’illégalité de ses interventions. Car s’il expose aujourd’hui en galerie et répond à des commandes publiques ou privées avec son collectif 100 Pression, cet ancien des Beaux-Arts sorti sans son diplôme se shoote au graffiti vandale depuis une vingtaine d’années. Alors, forcément, pour brouiller les pistes, il est nécessaire de multiplier les identités. « C’est un délire schizophrénique. J’ai deux casquettes mais l’illégal m’anime aussi dans mon travail de graffiti en braille. L’action est la même : l’aventure, le repérage, le serrage. Je fais tout en illégal et si l’on vient me demander ce que je fais, je dis que c’est de la signalétique pour les non-voyants ! » Et ça marche même si l’entreprise est plus ardue quand il s’agit d’intervenir sur un pont face au Kremlin à Moscou. Mais sur le Palais de justice nantais, ça passe « ni vu ni connu ». « Je fais tout en pleine journée. J’ai une matrice avec différents trous. Je cache ceux qui ne sont pas utiles pour faire mes phrases, puis je pochoirise afin de délimiter les emplacements, et ensuite j’ai juste à poser mes hémisphères. Tout est millimétré. Je sais qu’il faut aller vite ». Avec cette approche originale et décalée du graffiti, l’artiste a innové en rendant « visible » son art pour les personnes non-voyantes et interroge ainsi la notion d’accessibilité.
Plus il creuse la question de cet alphabet qu’il ne connaît pas (au grès de ses rencontres avec les principaux intéressés), plus il se passionne pour cette langue presque morte sur papier. En effet, « le braille est adapté à une certaine période, aujourd’hui avec les nouvelles technologies, il y a de moins en moins de personnes qui lisent avec le braille. L’audio et la vidéo adaptées en audio-description sont devenues les canaux privilégiés par les jeunes. Il faut 14 volumes pour traduire rien que le Tome 1 de Harry Potter, c’est donc compliqué à ranger ! Donc forcément tu écoutes des podcasts ».
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Préférant le terme d’artiviste à celui de street artiste, The Blind envisage désormais sa pratique du graffiti comme un art social, un acte militant qui l’a amené à rencontrer un nouveau monde. Un monde qui ne broie pas que du noir et avec lequel il se découvre des affinités. « Malgré leur handicap, ils manient l’humour noir et j’aime la dérision pour diffuser des messages ». Et un monde qui privilégie les échanges car pour lire ces inscriptions murales en braille, il faut être au moins deux pour les décrypter, même pour les initiés. « L’un voit, l’autre touche, c’est ce que je trouve intéressant ». Si le braille se lit d’habitude avec les deux premières phalanges, il faut utiliser en général les deux mains pour déchiffrer cet alphabet en version street art.
« Je ne suis pas sensible des doigts comme ceux qui ont perdu la vue, donc je l’écris comme il se lit. On écrit de droite à gauche et on lit de gauche à droite. On retourne la page poinçonnée pour toucher le volume afin de pouvoir lire. »
Cette immersion dans le handicap et l’accessibilité ont fait surgir d’autres idées et envies chez l’artiste. Il a notamment mis au point des sérigraphies sonores réalisées à partir d’enregistrements captés dans les tunnels parisiens, le terreau de la pratique historique du graffiti. L’idée est de pénétrer dans cet univers trop souvent jugé inaccessible. Toujours à l’affût de découvertes, il collabore avec une aromathérapeute pour créer des sérigraphies odorantes. « Par exemple, je travaille sur une toile sur laquelle j’ai écrit en référence à Floyd, “Respire”, et sur laquelle j’ai mis des gouttes d’huile essentielle de lavande pour dilater les bronches afin de mieux respirer. C’est encore en phase d’expérimentation. »
Multipliant les projets autour des sens, The Blind prépare aussi un livre adapté aux malvoyants retraçant 15 ans de voyage dans le monde avec des photos inédites des échappées à Tchnernobyl, dans le désert ou sur le lac Baïkal. « J’y travaille depuis deux ans, mais il y a beaucoup de contraintes pour la reliure, car je n’envisage pas de faire un ouvrage sans braille, cela contredirait toute ma démarche. Donc faire un livre accessible pour les voyants et non-voyants ce n’est pas si facile, c’est presque un combat. »
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