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Le film « The Lost Daughter » vu par des mères

Une vie intérieure et ses secrets.

Par
Benoît Lelièvre
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Tous les parents vous le diront : leur vie est tout sauf facile par les temps qui courent, avec le COVID-19, le télétravail, les périodes d’école à la maison, entre autres. Être parent, c’est déjà un rôle extrêmement demandant, et du jour au lendemain, la plupart d’entre eux se sont retrouvés à jouer tous les rôles en même temps : papa ou maman, conjoint.e, professionnel.le, infirmier.ère… et parfois même enseignant.e ! On ne parle même pas d’exister un peu et de se prêter à un hobby ou une passion quelconque à travers tout ça.

Bref, je n’ai pas d’enfants (juste un gros bulldog dégoulinant), mais je peux comprendre si certain.e.s d’entre vous ont, particulièrement en ce moment, des envies plus ou moins silencieuses de s’enfuir à l’autre bout du monde.

C’était un drôle de timing de la part de Netflix pour sortir l’adaptation du roman d’Elena Ferrante The Lost Daughter, réalisée par Maggie Gyllenhaal, qui raconte l’histoire d’une femme qui, lors d’un séjour dans un décor paradisiaque, sera – au contact d’une famille de vacanciers – replongée dans son passé, suffoquant à la seule évocation de ses enfants (on saura pourquoi plus tard dans le film). C’est un film confrontant, difficile et magnifiquement bien raconté, mais vu mon statut d’homme sans enfant, j’ai aussitôt voulu savoir ce que les mères en avaient pensé.

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Celles qui ne l’ont pas vu (et qui ne sont pas pressées de le voir)

Ça a tout d’abord été un défi de trouver des intervenantes pour parler de The Lost Daughter. Oui, le film n’est disponible que depuis deux semaines (et comme on le mentionnait d’entrée de jeu, c’est un défi de trouver du temps de loisir ces jours-ci pour les parents), mais plusieurs mères à qui j’ai parlé n’ont… carrément pas une envie brûlante de le voir.

C’est notamment le cas de Sacha, mère de deux enfants en bas âge : « J’ai peur de trouver ça trop difficile. Je suis à fleur de peau pour tout ce qui concerne les enfants ces temps-ci… C’est pas vraiment un film à regarder dans un contexte de fin du monde/confinement/école à la maison. »

Beaucoup de mères me donnent des réponses qui vont dans le même sens que Sacha. Elles parlent de The Lost Daughter comme une manifestation d’un problème déjà présent dans leur vie. Elles sont unanimes : il s’agit d’une discussion importante à avoir, mais peut-être pas dans les conditions actuelles.

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Mon amie Laurie*, dont le fils est en rémission de cancer depuis deux ans, m’offre un son de cloche un peu différent. « J’ai passé plusieurs années à faire des allers-retours dans les hôpitaux avec mon fils malade. C’est un questionnement [à propos de la lourdeur du rôle de mère de famille et de la charge mentale qui vient avec] que je n’ai pas eu le luxe d’avoir, disons », m’explique-t-elle. « J’ai eu peur que la vie m’enlève mon rôle de mère pendant tout ce temps-là, poursuit-elle. Je suis juste très reconnaissante de l’avoir encore aujourd’hui. »

Laurie m’explique qu’elle peut comprendre le dilemme de Leda, la protagoniste de The Lost Daughter, et insiste sur le fait qu’elle ne juge pas les femmes qui le ressentent, mais l’histoire fait moins écho à sa réalité. « J’ai de la difficulté à ne pas parler à mes enfants pendant 24 h, souligne-t-elle. Ma plus grande est à l’université et on s’envoie des textos continuellement. J’suis pas mieux ou pire qu’un autre. Mes problèmes étaient juste différents. C’est pour ça que j’ai pas voulu regarder le film. Je pense que je me sentirais un peu comme toi. »

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Celles qui l’ont vu

Alerte au spoiler : les lignes qui suivent dévoilent des indices pouvant laisser deviner certains éléments clés de l’intrigue.

Ma collègue Daisy est mère d’une petite fille de trois ans et elle a davantage ressenti la catharsis offerte par The Lost Daughter. « Ça m’a fait sentir mieux avec ma propre maternité, dans le sens où je ne me suis jamais retrouvée au bout du rouleau comme Leda. Ça nous arrive à ma conjointe et à moi de vouloir une pause, de dormir, de voir du pays, d’abandonner un peu la routine. Avoir chacune du temps personnel aussi », m’explique-t-elle en prenant soin de préciser que le film étire la sauce par moments. « Quand son conjoint ne bande plus, bim ! Ça a l’air d’être le début de la fin, comme si la sexualité était le ciment du couple. Une parentalité, ça se vit à deux. La clé, c’est de surcommuniquer. Tout se dire et ravaler son égo », estime-t-elle.

« En se donnant un peu d’espace, en partageant les responsabilités et en se donnant l’un l’autre un peu d’air, on peut sauver plein de choses. »

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Pauline, mère d’un petit garçon, a aussi compris le désir de Leda de se sauver. « Ce que la réalisatrice a mis en exergue dans le film, lorsque les petites filles sont tellement exigeantes que la mère n’arrive plus à penser par elle-même, je l’ai vécu, confie-t-elle. J’étais à Montréal, où je connaissais peu de gens, il faisait -40 dehors et je croyais que ça n’allait jamais s’arrêter. Je me disais qu’il allait me manger le cerveau et j’avais vraiment envie de me sauver. Au début, il fallait construire notre rôle de parents avec mon copain. Ça a été difficile, mais il a vite compris que j’avais besoin de partir pour mieux revenir. Quand mon garçon a eu six mois, je suis allée au Mexique seule. Une partie de la famille de mon copain n’a pas compris comment une mère pouvait partir sans son enfant de six mois, mais il était avec son père ! Il n’y avait pas de problème. »

Dans le film, le fardeau qui accable Leda est causé par la tension entre un rôle de mère aux règles rigides imposées par la société et ses désirs en tant que femme. J’ai demandé à Daisy si elle croit que Leda aurait pu vivre cette dichotomie imposée plus sainement. « Elle a été très exigeante envers elle-même, croit-elle. Elle ne s’est pas laissé le droit à l’erreur. Elle a pris toute la pression sans communiquer à son copain de quoi elle avait besoin. Socialement, on focalise trop sur ce que le couple vit ensemble. En se donnant un peu d’espace, en partageant les responsabilités et en se donnant l’un l’autre un peu d’air, on peut sauver plein de choses. »

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« On voit toujours ça comme une montagne à gravir, mais il suffit parfois de petites choses pour passer à travers, poursuit-elle. Bien sûr, ça part du principe que la bienveillance mutuelle et le respect de l’autre est le ciment du couple et ce privilège n’est pas donné à tout le monde. Les féminicides et les infanticides le prouvent.»

« Je n’aime pas cette idée que lorsqu’on est parent, on arrête de vivre. »

Cette bataille pour déconstruire les idées préconçues sur la maternité, Pauline la connaît bien aussi. « Dès le début, je me suis battue pour donner une autre image de la maternité, raconte-t-elle. Ça fait longtemps que je sais où je me situe. Je comprends ce que je peux donner et ce que je ne peux pas donner. Je n’aime pas cette idée que lorsqu’on est parent, on arrête de vivre. En réalité, on devient plus complet. On ajoute une facette à sa personnalité. »

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Pauline m’explique aussi que si elle-même a peut-être moins besoin d’être rassurée par rapport à son rôle de mère, chaque femme le vit différemment. Elle a d’ailleurs regardé The Lost Daughter à la suite de la recommandation d’une amie qui a été beaucoup plus remuée par le film.

Bref, The Lost Daughter est tout sauf un visionnement facile, mais il explore avec une honnêteté peu commune une situation que beaucoup de femmes vivent en silence. Ne serait-ce que pour ça, que pour lever des tabous, il en vaut largement la peine.

*Certains noms ont été changés pour permettre aux intervenantes de se livrer plus librement.