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Le fémonationalisme, cheval de Troie de l’extrême droite
“Bravo pour votre combat, vous savez que j’en suis très proche”, voilà les quelques mots prononcés par le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, à l’intention du collectif Nemesis, lors d’une conférence sur la sécurité intérieure. Peu après, son entourage affirmera qu’il n’avait pas bien connaissance du profil de ces personnes. Éclairons sa lanterne : derrière le nom de cette déesse grecque représentant la vengeance, se cache un groupuscule d’extrême droite, fondé en 2019 par Alice Cordier.
Pour ces militantes, le principal danger à l’égard des femmes est l’immigration, leurs slogans allant de “violeurs étrangers dehors” à “violence importée, violence à expulser”. Des mots s’apparentant au “fémonationalisme”, un terme démocratisé par la sociologue Sara R.Farris. Ce phénomène décrit la façon dont des partis politiques et des gouvernements, sous prétexte de féminisme et de lutte contre le patriarcat, vont mettre en place des politiques racistes, xénophobes ou islamophobes. Une pratique qui s’étend désormais à des individus ou à des groupes militants comme Nemesis.
Des louves dans la bergerie
Essentiellement composé de jeunes femmes, Nemesis est une exception dans la sphère identitaire, jusqu’alors “l’organisation sur la base de l’identité de genre n’était pas une tactique jugée pertinente à l’extrême droite”, explique Charlène Calderaro, sociologue à l’Université de Lausanne. Un mimétisme des groupes féministes qui correspond à une “reconfiguration idéologique, plus que de l’instrumentalisation, il s’agit d’une appropriation du projet féministe”, révèle la chercheuse.
Adoptant les thèmes ou le champ lexical du féminisme tout en les adaptant aux objectifs anti-immigration et différentialistes de l’extrême droite, les militantes ont la “volonté de vampiriser un mouvement en retournant ses armes contre lui. C’est vraiment l’image du loup dans la bergerie”, partage la journaliste et autrice féministe Léane Alestra.
Une intrusion qui a atteint son apogée lors de la manifestation contre les violences sexistes et sexuelles, le 23 novembre 2024. Les militantes de Nemesis ont pu marcher, encadrées par la police, aux côtés des féministes malgré le désaccord des organisatrices, l’association Nous Toutes. Ce qui a contribué à l’infiltration de Nemesis est, d’après Léane Alestra, l’autorisation de défiler donnée par la préfecture à Nous Vivrons, un collectif formé après les attaques du 7 octobre 2023.
Pour la journaliste, en laissant marcher Nous Vivrons, “groupe fémonationaliste qui reprend des éléments de langage du gouvernement israélien”, précise-t-elle, une brèche a été ouverte pour Nemesis qu’elle qualifie de “femofasciste”. L’exemple même de la façon dont “le nationalisme ouvre la voie au fascisme”, note l’autrice.
Loin d’être une novice, la cheffe de file de Nemesis, Alice Cordier, s’est formée à l’Institut de formation politique, terreau de jeunes cadres conservateurs. “Il y a d’énormes moyens financiers et humains investis par les nébuleuses d’extrême droite pour porter leurs projets, elles se sont professionnalisées”, explique Léane Alestra. Les militantes font grossir leurs rangs en s’appuyant sur un vécu commun des violences et du harcèlement de rue : “c’est assez stratégique puisque la plupart des femmes ont déjà vécu ce genre de chose, elles s’adressent à des jeunes femmes qui ne sont pas socialisées au féminisme, mais qui sont contre les violences sexistes et sexuelles”, développe Charlène Calderaro.
Le harcèlement de rue, argument fémonationaliste
D’après un sondage Ipsos (2024) mené dans 20 pays pour L’Oréal Paris, 75 % des femmes ont déjà été victimes de harcèlement sexuel dans l’espace public, au moins une fois dans leur vie. En 2018, Marlène Schiappa met en place une loi contre “l’outrage sexiste”, l’objectif énoncé : donner des amendes aux harceleurs de rue avec la volonté d’augmenter le nombre de policiers dans les zones à hauts taux de pénalisations. Une zonification à travers laquelle Charlène Calderaro voit “une stigmatisation de certains territoires et des populations qui y vivent, d’ascendance migratoire et racisées, en particulier des hommes musulmans ou originaires de pays postcoloniaux, qui sont fréquemment désignés comme les principales menaces sexistes dans l’espace public.”
Pour les deux expertes, la place accordée à la laïcité et à l’universalisme républicain joue un rôle dans l’avènement de politiques fémonationalistes. “L’agenda idéologique du féminisme d’État, marqué par l’universalisme républicain et axé sur la pénalisation, a favorisé le développement de politiques islamophobes au nom de la défense des droits des femmes et de laïcité, à l’image de la loi de 2004 interdisant le port du voile à l’école publique”, décrypte Charlène Calderaro.
Une “particularité française” qui est la “continuité de ce qui s’est passé en Algérie où l’emprise coloniale est passée par des cérémonies de dévoilement de force. Dans notre discours de mission civilisatrice, il y a cette idée d’apporter les Lumières et la laïcité”, assure Léane Alestra. Une forme de “racialisation du sexisme” qui a pu, selon Charlène Calderaro, favoriser la reprise de ces rhétoriques par des acteurs de l’extrême droite, n’ayant plus qu’à s’appuyer sur des lois portées par des féministes d’État.
Racisme, femme, patrie
En 2022, lors des élections législatives, Jordan Bardella, actuel président du RN, s’adresse en vidéo “à toutes les femmes de France”. Face caméra, il conclut sa prise de parole en déclarant vouloir mener “une lutte implacable contre l’insécurité qui fait régresser la liberté de chaque femme de se déplacer dans les rues et dans l’espace public. Nous reprendrons le contrôle de notre politique migratoire en expulsant les délinquants et criminels étrangers.” Un discours que tenait déjà Marine Le Pen deux ans plus tôt, dans sa lettre aux Françaises pour le 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes.
Une mise en parallèle entre territoire français et protection des femmes qui n’est pas anodine : “dans le nationalisme occidental, il y a tout le temps une métaphore entre le corps des femmes et la terre, quand on parle de fermer les frontières, c’est aussi celles de genre”, partage Léane Alestra. En contrôlant l’identité “femme”, l’extrême droite entretient l’identité nationale, en effet, de par les rôles qu’on leur attribue : mère, enseignante, infirmière, “ce sont les femmes qui transmettent les valeurs de la nation”, analyse l’autrice, qui publiera prochainement un ouvrage sur le sujet.
Pour forger les futures générations à son image, le nationalisme va donc “créer une féminité hégémonique [supérieure.ndlr] qui va s’imposer et exploiter des féminités et des masculinités marginalisées, passant par le renfort de la blanchité, en faisant croire aux femmes blanches que l’adhésion au nationalisme va leur accorder une sécurité”, expose la journaliste. En effet, cette prétendue sécurité n’est que superficielle puisque les droits des femmes, aussi blanches soient-elles, sont mis en danger avec l’extrême droite. Il suffit d’observer les votes des élus RN au sujet de l’entrée de l’IVG dans la constitution, en grande partie contre.
Si les stratégies fémonationalistes sont bien rodées, les mouvements féministes le sont aussi. La Coordination Féministe a notamment appelé à la grève féministe le 25 janvier, en ces termes : “Nous ne sommes pas dupes ; lorsque l’extrême droite reprend nos discours et nos combats féministes, elle les déforme et les instrumentalise toujours pour justifier ses idées racistes. Nous défendons un projet de société radicalement opposé à celui de l’extrême droite. Pour l’atteindre, la grève féministe est notre méthode.”
Face au fémonationalisme utilisé comme un cheval de Troie par l’extrême droite, “la priorité pour les groupes militants est de reprendre l’ascendant sur les sujets féministes, il est important de savoir comment renverser médiatiquement le récit”, affirme Léane Alestra. Comme le confie la militante, le sujet occupe des réunions et débats, mais elle n’en dira pas plus sur les stratégies, pour ne rien dévoiler à leurs opposantes. Rendez-vous le 8 mars, pour écrire l’avenir des luttes féministes.