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Le désir est-il un “sport de combat” ?

Rébecca Lévy-Guillain nous explique pourquoi nos désirs sont si différents.

Par
Mila Branco
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Les désirs des uns et des autres ne sont pas toujours raccordés, et ces différences cristallisent souvent des tensions, à la fois individuelles et relationnelles, mais d’où viennent vraiment ces discordances ?

Les différences de désir sexuel entre hommes et femmes ont longtemps été interprétées biologiquement, perçues comme naturelles et inévitables. Une vision plus contemporaine les analyse à travers le prisme de la domination masculine, soutenant que les femmes ne manquent pas de libido mais sont entravées dans son expression. Dans son ouvrage, Le désir est un sport de combat, paru ce 24 février, la sociologue Rébecca Lévy-Guillain enquête sur le désir, sa genèse et ses différentes évolutions. Considérant le désir comme une émotion, elle le décrit comme l’association entre sensations physiques et projections mentales et met ainsi en lumière l’importance des processus sociaux dans son façonnement.

Dès l’enfance, quelles influences ont les représentations culturelles genrées sur la construction du désir ?

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Dès l’enfance, les types de produits culturels auxquels sont confrontés les filles et les garçons sont différents, et mettent en scène des personnages qui n’entretiennent pas le même rapport au désir, ce qui contribue, par identification, à s’imaginer et à se positionner dans des rôles différents. Les histoires qui s’adressent aux garçons abordent plus frontalement la sexualité et tout ce qui se rapporte à l’érotisme. Ils s’habituent à considérer que c’est un sujet légitime et détiennent plus d’informations que les filles, chez qui l’on va privilégier des émotions telles que l’amour. Plus tard, à l’adolescence, cette séparation genrée s’intensifie, à travers un scénario récurrent : un personnage masculin qui accumule les conquêtes va accepter de perdre cette liberté sexuelle lorsqu’il rencontre une fille et tombe amoureux. Alors que pour cette fille, la sexualité n’entre en jeu que lorsqu’elle tombe amoureuse.

Et pour ce qui est du rapport au corps ?

L’apprentissage du désir évolue aussi au cours de l’enfance en fonction du rapport au corps qui est créé, au travers des activités sportives, par exemple. Les garçons ont plutôt tendance à pratiquer des activités qui mettent en jeu le corps, ils se défoulent, transpirent, s’épuisent. Les filles, elles, font plutôt des activités sportives comme la danse ou la gymnastique, qui les habituent à suivre des injonctions externes, pour suivre des chorégraphies par exemple. Elles font correspondre leur corps à des mouvements très précis, en passant parfois outre la douleur. On retrouve aussi ces injonctions extérieures dans le rapport à l’alimentation. Les garçons mangent pour se nourrir en suivant uniquement leur sensation de satiété, sauf dans des cas de problèmes de santé ou de surpoids. Alors que chez les filles, cette sensation de satiété est vite perdue, mise à distance par des règles externes basées sur des normes sanitaires et esthétiques.

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Pourquoi ces inégalités de désirs représentent-elles un enjeu, relationnel et individuel ?

Depuis la fin du XXe siècle, il y a l’idée que le respect de soi et de son identité passe par le respect de son désir. Pour les hommes, accéder à la sexualité de manière régulière est un gage de virilité, propre à la masculinité. Pour les femmes, l’enjeu de l’identité s’est exacerbé ces dernières années avec l’influence des mouvements féministes et l’idée que suivre son désir est une façon de s’émanciper, de ne pas être soumise. Pour l’aspect relationnel, la sexualité est perçue comme un baromètre de bonne santé conjugale à travers une association de désir et d’amour. Il y a cette idée que s’il n’y a plus de désir alors il n’y a plus d’amour. Et comme les relations sont généralement monogames, l’exclusivité reste la norme, alors il faut trouver un arrangement avec son ou sa partenaire, ce qui en fait un enjeu énorme.

“Les femmes seraient dissuadées de s’engager dans la sexualité […]. Autrement dit, le faible désir féminin serait un indicateur de la domination masculine.”

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Vous dégagez trois types de rapports au corps : le corps plaisir, le corps contrôle et le corps anesthésié. Quelles sont les différentes propensions à ressentir l’excitation et le désir pour chacun d’entre eux ?

Ce sont trois idéotypes que j’ai dégagés de mon étude, mais il y a des personnes qui se situent entre ces catégories. Le corps plaisir correspond aux personnes habituées à ressentir des sensations physiques, et particulièrement agréables. Ce qui les rend plus enclines à ressentir du désir. Le corps contrôle, au contraire, conduit à ne pas trop ressentir de sensations, passer outre les sensations désagréables, de douleur ou de faim, mais aussi outre les sensations agréables. De plus, dans certaines familles, il y a tout un enjeu moral autour des sensations de plaisir qui peuvent être associées à quelque chose de négatif. Finalement, le corps anesthésié renvoie au poids des traumatismes comme les violences sexuelles ou d’autres types de violences pas forcément physiques, comme l’humiliation. Elles provoquent une forme de déconnexion de soi et de son corps. Peu importe les expériences précédentes, de sport et d’alimentation, le corps anesthésié bloque tout type de sensations, allant parfois jusqu’à empêcher de ressentir même les plus extrêmes.

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Vous décrivez le désir comme une émotion qui s’apprend, s’apprivoise et se construit. Dans ce processus, quel rôle joue la masturbation ?

La masturbation joue un rôle assez central à deux moments de la vie. Premièrement dans l’enfance, où les personnes plus connectées à leur corps et à leurs sensations vont faire l’expérience de la masturbation un peu par hasard, sans vraiment comprendre ce que c’est. Particulièrement chez les filles, qui n’ont pas de mots ni de représentations et se disent juste “c’est cool je vais recommencer”. Ça les habitue à connaître leur corps de façon localisée, et par la suite sexuelle, participant au développement du désir. Plus tard, la masturbation joue un rôle important parmi les personnes (principalement les femmes) qui cherchent à relancer leur désir, sur le plan personnel ou relationnel, et passent par la masturbation pour réapprendre à désirer.

Comment distinguer le désir du consentement ?

Tout d’abord, je définis le désir comme une émotion, alors que le consentement, au départ, c’est une catégorie juridique ou un concept philosophique pour réfléchir aux conditions de la bonne sexualité. À la limite, il peut être considéré comme une pratique, faire acte de consentement, mais il est impossible de définir un ensemble de gestes qui signifient ou non le consentement. Ce sont deux choses différentes, il peut y avoir des situations consenties sans désir, comme par exemple les travailleu.r.se.s du sexe qui peuvent ne pas désirer mais consentir à un rapport sexuel pour être rémunéré.e.s. Inversement, il peut y avoir des situations de désir sans consentement : on peut ne pas vouloir avoir de rapport sexuel, donc ne pas vouloir donner son consentement, alors qu’on ressent du désir. Par exemple, quand on est jeune et pas prêt.e, ou alors quand on est avec notre conjoint.e et on ressent du désir mais on n’en a pas l’envie parce qu’on a d’autres choses à faire.

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Peut-on étudier les discordances de désir au sein d’une relation en se concentrant exclusivement sur la sexualité, indépendamment du reste ?

On peut étudier ces discordances d’un point de vue uniquement descriptif – “Avez vous le même désir que votre partenaire ?” – mais pour comprendre d’où viennent ces discordances, au-delà du rapport personnel au désir, il faut tenir compte de l’ensemble de la dynamique relationnelle. On peut s’intéresser au contexte et aux rapports de pouvoir au sein du couple en s’interrogeant, par exemple, sur est-ce qu’il y a eu une dispute, est ce qu’il y en a un qui se force, est-ce qu’il y a de la communication, qui a le dernier mot et et dans quel domaine (financier, loisir,…). Il est tout de même important de noter que même dans les rapports relationnels où la partenaire féminine a du pouvoir décisionnel et n’est pas soumise, le domaine de la sexualité est tout de même considéré comme masculin et en faveur de l’homme.

“Depuis le moment MeToo, de nouvelles attentes sociales gagnent néanmoins du terrain. […] La réciprocité dans la sexualité devient un idéal et fonctionne désormais comme un gage d’égalité.”

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Pourquoi conseillez-vous de remettre en question ses désirs en travaillant sur ses perceptions ?

Souvent, l’enjeu est surtout personnel, bien qu’il soit complémentaire avec un niveau sociétal et politique. Sur le plan individuel, il est important d’avoir en tête que le désir est un processus d’apprentissage, et qu’il suffit d’avoir d’autres expériences pour infléchir ce qui a été appris. D’autre part, sur le plan relationnel, le poids des représentations est un enjeu important. Il arrive que les femmes se sentent instrumentalisées par le comportement des hommes, ce qui peut dégager un sentiment négatif pour avoir à la fois participé à ce rapport et pour avoir l’impression qu’on ne leur accorde pas de valeur. Généralement, ces comportements sont plus liés à une forme de socialisation masculine et de dispositions comportementales acquises qu’à une forme de mépris des femmes (bien que ça arrive aussi). Je pense qu’il est intéressant, pour ne pas renforcer le vécu subjectif des inégalités, d’envisager des situations sous le cadre de la socialisation genrée.

Pourquoi qualifiez-vous le désir de “sport de combat” ?

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C’est tout d’abord une référence à Bourdieu qui parlait de la sociologie comme un sport de combat, qui me permettait d’indiquer au lecteur mon approche sociologique de la question du désir, avec des éléments de réponse différents de ceux apportés par la psychanalyse ou la biologie. Ensuite, le désir est un sport de combat dans le sens où l’on s’entraîne, c’est un apprentissage dans lequel l’on peut développer des compétences, ou ne pas en avoir. Je trouvais ça intéressant de faire un parallèle avec une activité qui met aussi en jeu le corps. Finalement, l’idée de combat ramène aussi à la notion de conflit qui peut découler des discordances de désir au sein du couple, beaucoup d’enquêtés me présentaient ces discordances comme un véritable problème, un sujet central qui concentrait beaucoup de tensions entre les partenaires.