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Le confinement ne tuera pas l’apéro

On oscille entre mélancolie et nouvelles routines.

Par
Maëlle Le Corre
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Deux fenêtres ouvertes sur mon écran : la première, c’est ce document Word encore vierge, où je dois écrire un article sur les apéros Skype. Je suis loin d’être la première à avoir proposé le sujet, autant dire que la pression à pondre quelque chose d’un tant soit peu original est réelle. Que dire de neuf sur l’apéro en temps de confinement, à part qu’il révèle notre besoin de maintenir un peu de normalité pendant cette période où rien n’est vraiment normal ? L’autre fenêtre, c’est une discussion Messenger, entre moi et “Le Péril Gouin”, un groupe de copines.

« On se voit toujours ce soir ? »

« Yes ! »

« On se dit quoi, 19h ? »

« Tout me va »

« 18h30 ? »

« Plutôt 19h pour nous »

Voilà, ça y est, mon apéro de ce soir est calé.

Au même moment, j’échange quelques messages sur WhatsApp avec Cléo. La semaine dernière, première semaine de confinement, on a fait un apéro Skype ensemble. Quand je lui parle de mon sujet, elle m’avoue que toute cette histoire d’apéro Skype « ne lui réussit pas des masses ». « J’arrive pas à rester concentrée sur ce que raconte quelqu’un à travers un écran, m’explique-t-elle. Et bordel, les câlins me manquent trop, les odeurs, tout ce qui fait le lien. Ça me rend triste en fait. Ça augmente la sensation de manque de contact. »

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Est-on en train de se mettre la pression à faire de ses apéros à distance des passages obligés en temps de confinement ? À se les imposer par mimétisme, même si on ne s’y retrouve pas vraiment ? Si les interactions sociales n’étaient déjà pas votre tasse de thé, il y a de grandes chances pour qu’un Skype à huit personnes soit tout aussi angoissant.

Ça commence toujours par ce tour de table un peu étrange, où on raconte notre journée, notre fatigue, notre stress, les dernières nouvelles de nos familles.

Il faut reconnaître que ces apéros Skype, ce n’est pas comme dans la vie du dehors: il y a des codes, des façons de faire. Ça commence toujours par ce tour de table un peu étrange, où on raconte notre journée, notre fatigue, notre stress, les dernières nouvelles de nos familles. Est-ce qu’on a réussi à bosser aujourd’hui ? Est-ce qu’on est sorti faire des courses ? Il y a aussi ce moment de blanc qui suit celui où tout le monde a essayé de parler en même temps, avant de se rendre compte de la bouillie sonore qu’il en résulte. Ce petit silence pendant lequel on se scrute, on se consulte du regard, en se demandant laquelle d’entre nous va se lancer en premier pour reprendre la parole.

« Je trouve ça pas mal, même si on a quand même besoin de se voir, de se toucher, de rigoler en vrai. »

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Il y a un autre silence, dont me parle mon ami Fabien, celui qui vient juste après avoir raccroché quand, comme lui, on habite seul. Ce n’est pas la même chose que de rentrer seul chez soi après avoir passé la soirée dans un bar. Il les apprécie tout de même, ces petits rendez-vous réguliers, qui durent ce qu’ils durent, une demi-heure ou toute une soirée. « Je trouve ça pas mal, même si on a quand même besoin de se voir, de se toucher, de rigoler en vrai. »

La semaine dernière (lors d’un autre apéro Skype, vous l’aurez compris), j’ai vu Laure et Annabelle* qui ont eu un bébé l’été dernier. Autant dire qu’avant mi-mars et le confinement, les sorties n’étaient pas leur priorité. Mais aujourd’hui, c’est l’apéro qui vient à elles. Elles me confirment que c’est bien pratique et que ce moment s’est bien intégré à leur routine. « On a un bébé cool: à 20h il va se coucher, donc il fait coucou à tout le monde au début, puis on le couche et on peut continuer l’apéro sans souci, en n’ayant rien loupé de la conversation. » Plutôt commode. Le contexte actuel leur a aussi permis de recréer du lien avec des amis qu’elles ne pouvaient pas voir souvent à cause de leurs emplois du temps incompatibles.

Il y a dix ans tout pile, c’était la grande mode des apéros Facebook. Vous vous souvenez ?

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Il y a dix ans tout pile, c’était la grande mode des apéros Facebook. Vous vous souvenez ? Des apéros massifs et en plein air, organisés dans plusieurs grandes villes comme Lyon, Rennes, Montpellier entre 2009 et 2011 via des groupes ou des événements postés sur Facebook. L’objectif plus ou moins affiché était de faire venir le maximum de personnes. C’était l’époque où Facebook n’était pas encore has-been et où il était bien vu d’y avoir un maximum d’amis.

Je m’en souviens assez bien car encore étudiante à l’époque, je vivais à Nantes et cette ville a été le théâtre d’un drame tragique, la mort d’un homme de 21 ans pendant un de ses apéros Facebook en mai 2010. Le pauvre avait chuté d’un pont à 1h du matin. Au préalable, tous les ingrédients avaient été réunis pour faire monter la mayonnaise : des événements rassemblant des milliers de personnes non déclarées en préfecture et souvent sans organisateurs désignés, la défiance grandissante envers les réseaux sociaux alors en plein essor, des politiques toujours prêts à s’emparer du moindre fait de société – ici, la consommation d’alcool des jeunes – pour montrer leur intransigeance et marteler qu’il fallait serrer la vis. Après cet accident, les apéros géants ont un peu continué, des groupuscules d’extrême-droite ont tenté de nous faire passer leurs apéros « saucisson-pinard » pour autre chose que des retrouvailles entre fachos islamophobes, puis on a fini par oublier ces histoires de bitures à 10 000 personnes.

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Pas sûr que nos apéros Skype connaissent le même sort. Ils sont chargés d’une toute autre saveur, un peu festive et un peu amère, qu’on gardera longtemps en nous. En 2020, on n’essaie pas de relancer cette grande époque des apéros Facebook, ni même de révolutionner l’apéro. Depuis quelques jours, on se crée de nouveaux rituels, on fait de notre mieux pour maintenir un peu le lien avec nos copains et nos copines avec qui on a coutume de boire des coups en terrasse. On s’approprie les outils des conf calls et autres réunions à distance, et dans quelques jours, je pense être en capacité de vous dire avec précision si je préfère Jitsi ou Zoom pour procéder à mes moments de convivialité à distance (et ça me désole un peu).

19h, il faut que je vous laisse. C’est l’heure de mon apéro.

* Les prénoms ont été changés