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Le combat invisible des mères solos : entretien avec Johanna Luyssen

Menacées par la précarité, les mères solos sont plus d'1,5 million en France. Pourtant, personne n'en parle.

Par
Mila Branco
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Johanna Luyssen est journaliste, rédactrice-en-chef adjointe des pages société du journal Libération. En 2022 elle écrivait “Si je veux”, un livre où elle racontait son choix de faire un enfant seule, sans homme, et ce que cela implique dans une société qui dit qu’il faut en faire avec. Dans son nouvel ouvrage, “Mères solos” Johanna Luyssen alerte sur la situation des nombreuses mères célibataires, celles que la société ne veut pas voir. Un essai entre enquête journalistique, récit perso et pistes de solution, dans lequel elle exhorte les politiques à se saisir de cette injustice, pour permettre aux mères célibataire de lever la tête: les rendre fières. En France, les familles monoparentales représentent 25% des foyers, et dans les familles monoparentales il y 82% ou c’est une femme à la tête de la famille. Les mères solos représentent donc près d’un quart des familles françaises.

Vous soulignez la difficulté à trouver un consensus sur une appellation commune à toutes les situations. Pourquoi avez-vous choisi de nommer votre livre ainsi : mères solos ?

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C’est vrai qu’il existe beaucoup de termes : mères solo, familles monoparentales, parents solo, mères isolées, mères célibataires… C’est important de le dire en préambule : chaque personne se définit comme elle le souhaite, et tous les termes sont légitimes. Ceci dit, pour écrire ce livre, il me semblait important de dire “mères solo”, et pas “parents solo”, c’est-à-dire le genrer au féminin, car les chiffres sont là : plus de 80% des familles monoparentales sont dirigées par des femmes. Donc parler des familles monoparentales, c’est forcément parler des femmes. Bien sûr, on peut préférer se désigner comme “parent solo” ou “famille monoparentale”, notamment quand on est un parent non binaire. Mais pour parler plus généralement du phénomène dans mon livre, il me semblait important de montrer une réalité sociale que vivent les femmes, dépendante des discriminations liées à leur genre.

J’ai choisi le terme de “mères solo” parce qu’il insiste sur l’absence d’accompagnement. Même quand il y a un père dans l’équation, les mères tiennent parfois leur famille à bout de bras. “Mères solos”, ça renvoie aussi à l’univers de la musique : c’est l’idée d’écrire sa partition. Il y a un côté assez beau et empouvoirant. Il y a aussi le terme “mère isolée”, qu’on retrouve dans le nom d’une association formidable, “la Collective des mères isolées”, et qui insiste sur le côté politique de la chose : si elles sont isolées, c’est qu’on les a isolées ; la société est responsable. Tout dépend donc du message qu’on souhaite faire passer.

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Comment expliquez-vous qu’élever ses enfants seul reste une affaire de femmes ?

Une phrase m’a interpellée lors de mes lectures pour ce livre : «La monoparentalité éducative ne suit pas la rupture, elle la précède». Souvent, les mères solos le sont après une séparation, donc les schémas déjà en place au sein du couple se poursuivent après la rupture. Elles prennent avec elles la charge domestique et familiale. Bien souvent, en face, la garde principale ou alternée ne va pas être demandée par le père, et la mère va assumer la garde principale des enfants et poursuivre ce qu’elle avait déjà commencé. Donc, pour des tas de raisons qui sont liées à la société elle-même, notamment à la manière dont beaucoup d’hommes perçoivent leur propre parentalité, les femmes élèvent les enfants; ce qui fait que lorsque le couple se sépare, elles continuent à le faire, mais seules.

En France, 35% des mères célibataires vivent sous le seuil de pauvreté et 30% des pensions alimentaires restent impayées. La barrière économique est-elle le premier obstacle des mamans solos ?

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Élever un enfant coûte cher, on estime le coût entre 700 et 900 euros par mois. Or, la pension alimentaire moyenne, en France, s’élève à 190 euros par mois. Curieusement, c’est la même somme que l’allocation de soutien familial, soit le minimum que verse la CAF à une famille qui ne perçoit pas de pension. Il est donc évident que bien des mères séparées ne perçoivent pas assez d’argent par rapport à ce que coûte un enfant. Cela s’ajoute à une situation déjà inégalitaire ; les femmes subissent déjà des discriminations, qui s’amplifient avec la monoparentalité. Si on prend l’exemple de l’accès au logement, la catégorie qui subit le plus de discriminations dans le parc privé, c’est la mère célibataire. A l’inverse, dans une même situation de soloparentalité, le père ne va pas du tout être perçu de la même façon : si on la voit, elle, comme un cas social à fuir, on le verra, lui, comme un homme solide, qui assume : désirable.

L’Insee vient de rendre un rapport sur la pauvreté et les privations. De ce point de vue aussi, les familles monoparentales sont très fortement touchées, avec l ‘inflation comme facteur particulièrement dévastateur. On parle d’enfants qui vivent dans des conditions de pauvreté. On parle de personnes qui se privent de nourriture pour que leurs enfants puissent manger. La question est socialement urgente et extrêmement grave.

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Dans votre introduction vous dites “quand on est mère solo on a souvent l’impression d’être, au yeux de la société, une accidentée de la route en attente de la dépanneuse, laissée sur le bas côté de la route du couple et de la vie.” Si on continue la métaphore filée “façon Bison futé”, c’est qui (ou quoi) cette dépanneuse ?

Evidemment, cette image est ironique. J’emploie cette métaphore pour évoquer l’idée que les gens se font des mères solos. Il y a toujours cette idée qu’il faudrait qu’un homme vienne

nous sauver, et qu’une fois qu’on aura été repêchées, ce sera plus simple. La société a beaucoup de mal à comprendre qu’on puisse être femme et célibataire, mère et célibataire, et qu’on puisse vouloir le rester. Ce que ces femmes demandent, ce n’est pas un homme salvateur, mais des choses très concrètes et politiques : une prise en compte de leurs difficultés, des aides financières, des réformes. Il faut dire que le système actuel est beaucoup plus favorable aux couples, plus favorable aux hommes, aussi. Il faut juste que les pouvoirs publics prennent en compte l’existence et la légitimité de ces familles, et les traitent comme les autres.

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Vous mettez en avant diverses initiatives d’habitats partagés, et des nouveaux modèles familiaux. L’avenir de la famille est-il dans l’innovation ?

C’est pas forcément l’avenir de la famille, mais plutôt la légitimation de familles qui pour l’instant ne sont pas prises en compte. Le modèle classique, nucléaire, n’est pas forcément mort ou foutu : il en existera toujours et ce n’est pas du tout le problème. Mais il faut dire que toutes les familles peuvent exister. Pour moi, tout cela s’inscrit dans la droite ligne du mariage pour tous. L’avenir de la famille, ce sont LES familles.

Vous dites qu’il faut tout un village pour élever un enfant, qu’est ce que vous appelez un village ?

Il existe quelque chose de très archaïquement ancré dans nos sociétés, c’est la notion de “bilatéralité parentale”, selon laquelle, en gros, un enfant c’est un papa et une maman. Or, la parentalité ne s’exerce pas seulement dans le cadre de la famille nucléaire. Le Village, c’est donc le renversement de cette norme, en montrant à quel point on peut élever un enfant par la grâce d’une sorte de collectif.

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Souvent, les mères solos n’ont peu ou pas de relais. Alors, elles ont appris à aller chercher ailleurs des points d’appui, en sollicitant un réseau familial élargi, des amis, des collègues, des voisins, des parents d’élèves, ou même en s’entraidant entre mères solos. C’est le Village. Cette arborescence, c’est notre société. Ces formes sociales sont de plus en plus évoquées chez les féministes comme une alternative réelle à la relation romantique. Le “Village” est là pour rompre l’isolement. Mais pour ça, il faut que les gens soient sensibilisés au sujet. Il faut parler de ce Village, pour que chacun puisse se dire, tiens je peux participer à ce réseau de solidarité, je connais une mère solo, peut être qu’un jour je peux lui proposer de garder les enfants deux heures pour la laisser aller au ciné ou chez le docteur.

Vous écrivez dans votre ouvrage : “Il faut impliquer son employeur”, qu’entendez-vous par là ?

Il est nécessaire de visibiliser le sujet ; chacun peut le faire dans sa boite. Il faut se demander, s’il y a des personnes dans cette situation, combien elles sont, et ce qu’il est possible de mettre en place. C’est aussi aux élus et aux CSE des entreprises de prendre le sujet à bras le corps. Être mère solo au travail, ça a des implications importantes, principalement en termes de garde d’enfant. C’est l’un des pires obstacles. Beaucoup d’assos mettent en avant des solutions concernant des systèmes de garde, les congés pour enfants malades qui peuvent être doublés, etc. Il y a de vraies choses qui peuvent être mises en place.

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Qualifiées de “Femmes de courage“ par Emmanuel Macron et mentionnées comme des «mères célibataires qui ne lâchent rien» par Gabriel Attal : comment expliquez vous l’emploi de ces attributs combatifs pour décrire celles que vous appelez les mères solos ?

C’est une vision datée, cette idée de la mère solo comme mère courage, mais elle est encore très ancrée. Attention, je ne dis pas qu’elles ne sont pas courageuses, évidemment qu’elles abattent des murs tous les jours. Le problème, lorsqu’on les qualifie comme ça, c’est que trop souvent, derrière, il ne se passe rien. On dit qu’elles vont se battre et on les regarde avec ce petit mélange insupportable de commisération mêlée d’admiration avant de passer notre chemin. Il ne suffit pas de leur tapoter l’épaule en leur disant que c’est très bien ce qu’elles font et qu’elles sont très courageuses, à un moment il faut écouter ce qu’elles ont à dire et répondre à leurs questions. Jusqu’ici, Macron et Attal ont eu beau parler de femmes de courage et de mères qui ne lâchent rien, il ne s’est rien passé.

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Parce que ça vaut le coup d’être répété : Que répondez-vous à Emmanuel Macron qui veut instaurer un devoir de visite pour les pères dans les familles séparées ?

Non seulement ces déclarations ne répondent pas aux questions soulevées par les mères solo en France, mais elles orientent le sujet vers quelque chose de réactionnaire. On n’est plus dans le social, on bascule dans l’idéologie. Insister sur la question de la coparentalité alors qu’on pointe un problème social et économique, alors qu’on demande de l’argent, des réformes et de la considération, c’est être en décalage total avec la réalité. De plus, beaucoup de situations de soloparentalité résultent de violences conjugales. On voit bien qu’un “devoir de visite des pères” est complètement inadapté à ce genre de situations…

En disant cela, Emmanuel Macron a surtout fait plaisir à son aile droite, à la droite très conservatrice, et à l’extrême droite. Mais ça revient à mettre complètement de côté ce que demandent les associations, comme étendre le complément de garde (CMG) qui s’arrête aujourd’hui à 6 ans, ou créer des places en crèche, des logements sociaux, voire des habitats communautaires. L’une des questions les plus brûlantes, c’est également la défiscalisation des pensions alimentaires : la personne qui la reçoit -la mère, dans l’immense majorité des cas – est taxée dessus, lui faisant parfois changer de tranche d’imposition, alors que le père, lui, le déduit de ses impôts, comme si c’était un don pour une bonne oeuvre ! Voilà une vraie inégalité, à laquelle le gouvernement Macron refuse catégoriquement de s’attaquer. Ils n’ont pas envie de faire payer les pères. Beaucoup de mères séparées ne réclament pas tant un droit de visite que de tout simplement recevoir l’argent que les pères doivent pour l’éducation de leur progéniture : le taux d’impayé de pensions alimentaires est effrayant. Répondre à ces questions si urgentes en disant qu’il faut obliger les pères à aller rendre visite leurs enfants, sans rentrer dans le concret des finances familiales, c’est faire comme si on était dans la France des années 50, avec une vision de la paternité comme étant uniquement symbolique.

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