Imaginez dépenser l’équivalent d’un loyer en boissons glacées trop sucrées. C’est le cas de James T. qui, de son propre aveu, est « accro » aux cappuccinos glacés. Mais puisqu’il ne s’agit pas d’alcoolisme, de toxicomanie ou de jeu compulsif, les dépendances dites « ordinaires », comme celle de James T., peuvent souvent passer inaperçues.
Peut-être souffrez-vous vous aussi d’une dépendance ordinaire ?
Un montant qui donne froid dans le dos
Comme il y a plusieurs cafés autour de chez lui, c’est facile pour James T. de s’arrêter en passant, sans trop se poser de questions, et de s’offrir sa boisson préférée.
Une discussion avec son médecin, un spécialiste dans le traitement des dépendances qu’il consultait pour un sevrage de tranquillisants suite à un accident, lui a toutefois fait réaliser que sa consommation était peut-être problématique. « Il m’a dit ne pas être surpris, parce que cette dépendance-là était peut-être un symptôme de ma consommation de benzos, qui affecte la partie du cerveau qui stimule la récompense », explique-t-il.
« Je ne dis pas que ce sont les médicaments qui m’ont rendu accro, mais ils m’ont clairement prédisposé à devenir addict au cappuccino glacé. »
Pour imager l’ampleur de sa dépendance, l’homme a décidé, au printemps 2022, de conserver tous les gobelets de café et les emballages de biscuits au beurre d’arachide qu’il a consommés en un seul mois. Résultat : il a rempli non pas un, mais bien deux bacs de recyclage de 47 litres, plus qu’assez pour faire déborder sa baignoire.
Depuis, il a approfondi son enquête en consultant tous ses relevés bancaires sur une période de cinq ans pour savoir combien d’argent son vice avait englouti.
Le résultat donne froid dans le dos : entre janvier 2019 et juillet 2024, il a dépensé plus de 8000 euros. « Ça équivaut à deux ans de ma part du loyer ! réalise-t-il. Mais au lieu d’être en avance sur mon loyer, je me suis endetté. »
Au total, il s’est rendu chez son fournisseur de caféine préféré pas moins de 2600 fois, ce qui représente plus d’une visite par jour.
« En calculant une moyenne de 10 minutes par visite, cela équivaut à 18 jours entiers passés en succursale », estime-t-il.
Et selon lui, ces chiffres ne reflètent pas l’ensemble du phénomène. « C’est aussi arrivé que j’y aille et que je paie en liquide, confie-t-il. Ces visites-là ne sont comptabilisées nulle part. »
Réalisant l’impact de sa dépendance sur son compte de banque, mais aussi sur sa santé – prise de poids, prédiabète, hypertension artérielle –, James a récemment entrepris d’espacer, sans cesser complètement, ses visites à la chaîne.
Il a également créé un groupe d’entraide sur les réseaux sociaux afin que d’autres personnes qui, comme lui, vivent avec une dépendance au sucre puissent se soutenir pour adopter des habitudes de vie plus saines. « Il y a tellement de restaurants qui vendent des aliments et des boissons pleines de sucre, c’est trop facile d’en consommer, et c’est un enjeu de santé publique qui est peu considéré », dénonce-t-il.
Depuis qu’il a décidé de faire attention, James T. estime avoir déjà économisé environ 100 euros.
De petites dépenses qui finissent par peser lourd
Il n’y a rien de mal à se faire plaisir ou à entretenir des passions, rappelle Florine Nottet, fondatrice de la clinique Synergilibre, spécialisée dans le traitement des dépendances.
« C’est problématique dès que l’on constate que ce comportement ou habitude cause des dommages dans notre vie, qu’ils soient psychologiques, physiques ou, oui, financiers, mais qu’on est incapable de s’arrêter », explique celle qui est aussi diplômée en travail social.
Selon Charles Messier, planificateur financier, les dépendances ordinaires sont symptomatiques de notre société de surconsommation. « On parle souvent de l’impact environnemental de la surconsommation, mais son aspect économique est moins abordé », note-t-il.
Pourtant, les conséquences sont tangibles, pour peu qu’on prenne le temps de regarder le portrait dans son ensemble. « À force de dépenser 3 euros ici et 4 euros par là, ça reste de l’argent net. Malheureusement, les gens ne sont pas toujours conscients du poids de ces petits dollars sur le long terme », relève M. Messier.
Par exemple, si James T. avait investi la même somme dépensée en cappuccinos glacés dans un placement avec un rendement conservateur de 5%, il aurait gagné 850 euros en intérêts composés au bout de 5 ans. Par la suite, s’il n’avait plus investi un seul sou et laissé l’argent fructifier à un taux annualisé de 5% pendant 25 autres années, ses 8000 euros lui auraient aujourd’hui valu plus de 35 000 euros. Ce n’est pas rien !
En étant davantage au fait des impacts cumulatifs de leurs petites dépenses sur leur avenir financier, Charles Messier croit que les gens pourront mieux gérer leur argent, sans se priver complètement des petits plaisirs qui adoucissent leur quotidien.
Pas une fatalité
Pour se libérer de ces dépendances souvent jugées « banales », il faut commencer par une prise de conscience. Il faut toutefois veiller à ne pas remplacer une dépendance par une autre, prévient Florine Nottet.
Celle-ci suggère d’explorer les causes profondes qui ont entraîné la dépendance et de lutter contre nos croyances irrationnelles qui l’alimentent.
La préparation d’une « trousse en cas de crise », qui pourrait contenir le numéro d’un ami à qui se confier, ou bien le montant épargné jusqu’à présent, peut aussi aider à contrôler les compulsions.
Et surtout, il ne faut pas hésiter à aller chercher de l’aide, plaide la spécialiste. Si le prix de consulter au privé peut en refroidir plusieurs, elle assure qu’il s’agit-là d’un investissement en soi : « l’économie se fera si le comportement compulsif est contrôlé. »