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L’alchimie de David Cronenberg

Un grand cinéaste qui sait mettre en images nos angoisses les plus profondes.

Par
Benoît Lelièvre
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Il était passé minuit. J’adore regarder la télévision à ces heures-là. La programmation est étrange, audacieuse et parfois même surréelle. Des infopubs de produits loufoques aux rediffusions de séries du siècle dernier, la nuit est toujours généreuse envers les valeureux guerriers et guerrières qui s’installent devant le petit écran après le bulletin de nouvelles de fin de soirée. À ces heures-là, j’ai souvent l’impression de regarder ce que la télé veut vraiment nous montrer. Son jardin secret, si vous préférez.

C’est là que j’ai vu pour la première fois l’immortel beau gosse déviant des années 90 James Spader, à califourchon sur une femme affublée d’attelles orthopédiques. Le contexte m’était secondaire. J’étais conquis par la force et la bizarrerie du spectacle.

J’ai regardé le reste du film Crash de David Cronenberg dans un silence monastique et obsessionnel. Je suis allé me coucher vers 1 h 30, la tête remplie d’images de voitures accidentées et de la bouille extasiée de l’acteur montréalais Elias Koteas, une autre gloire du siècle dernier qu’on voit lamentablement peu souvent de nos jours. Que venait-il de se passer ? Pourquoi étais-je ainsi habité par ce film, aussi obscène qu’étrange ? C’était ma première séance d’alchimie cinématographique avec le professeur Cronenberg.

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Faisons un petit voyage dans le temps et replongeons-nous dans deux œuvres phares de David Cronenberg à l’occasion de la sortie de son nouveau film, Les crimes du futur.

Le corps torturé et l’homme du futur

Les images de David Cronenberg sont originales et saisissantes. Ses films ont une esthétique inimitable qui a fait sa renommée et son héritage dans une industrie en constant changement. Personne ne fait des films comme Cronenberg. Même pas son fils Brandon. L’une des (nombreuses) raisons pour lesquelles le cinéaste torontois est devenu aussi iconique, c’est que malgré son unicité esthétique, ses films explorent des angoisses universelles.

Notamment des angoisses qui parlent à tout le monde plus que jamais en 2022 : le futur et la montée du triomphalisme technologique.

L’une des raisons pour lesquelles le cinéaste torontois est devenu aussi iconique, c’est que malgré son unicité esthétique, ses films explorent des angoisses universelles.

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Si le film Crash est toujours aussi percutant plus de 25 ans après sa sortie, c’est parce qu’il aborde ces angoisses avec créativité et abandon. Adapté du roman du même titre de J. G. Ballard, Crash raconte l’histoire d’une communauté marginale de symphorophiles qui ressentent de l’excitation sexuelle en regardant (ou en provoquant) des accidents de voiture. En quoi ça a rapport avec le futur ? C’est compliqué à expliquer, mais ça se comprend en visionnant cinq minutes du film.

Lorsqu’interrogé par le personnage principal au sujet de ses motivations, Vaughan (Koteas) résume la thèse sous-jacente de Crash avec simplicité. « Je veux refaire le corps humain à l’aide de la technologie moderne », dit-il. Ce désir d’accident est un désir de fusionner la chair avec les matériaux du futur : l’acier des attelles médicales et le métal distordu des voitures. La collision est une forme de fusion avec l’automobile, un objet extrêmement sexualisé dans la culture occidentale. C’est toujours le cas aujourd’hui, mais ce l’était encore plus à l’époque.

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Je vous entends d’ici : « De quoi ? C’est tellement étrange et obscène. C’est quoi, le rapport avec le futur ? » L’allégorie est audacieuse, je vous l’accorde. Il faut également comprendre le contexte historique.

Avant l’avènement d’Internet et le relooking radical du futur par Steve Jobs au tournant du siècle, il y avait beaucoup plus de métal que d’ordinateurs dans les représentations de la technologie. Les accidentés de Ballard et de Cronenberg représentent cette course effrénée à l’innovation, et leur recherche obsessive de thrill sexuel représente ce désir aveugle de changer le monde à l’aide de la technologie sans se poser de questions sur ce dont ledit monde a besoin au juste.

Ce désir a des visages bien différents aujourd’hui : Zuckerberg, Bezos, Musk. Avant même d’exister dans la conscience populaire, ils ont été incarnés dans le cinéma de Cronenberg par le personnage de Vaughan, pornographe balafré qui mène sa communauté vers la destruction pour sa satisfaction personnelle.

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Oui, Crash est un film étrange. Il avait même fait scandale au Festival de Cannes lors de sa présentation. C’est normal qu’il vous habite, parce qu’il met en images et en mots une angoisse qui nous hante tous et toutes.

La rétine du troisième œil (ou Instagram avant Instagram)

Une autre angoisse très contemporaine ayant fait son apparition avant son temps via le cinéma de David Cronenberg, c’est l’hypermédiatisation. Vous savez, ce sentiment d’être nu.e quand vous n’avez pas votre téléphone intelligent ? Ces notifications qui vous martèlent les unes après les autres chaque fois qu’il se passe quelque chose dans le monde ? Toutes les fois où vous êtes sur Facebook sur votre téléphone et votre ordinateur en même temps sans vous en rendre compte ?

C’est un problème plus complexe aujourd’hui qu’il l’était à l’époque, mais David Cronenberg l’avait vu venir en 1983 dans son film d’horreur emblématique Vidéodrome.

Avant les tablettes, téléphones intelligents et ordinateurs, le diable, c’était la télévision.

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Un peu de contexte : avant les tablettes, téléphones intelligents et ordinateurs, le diable, c’était la télévision. Toutes les peurs étaient projetées sur ce divertissement hypnotique qui se répandait dans les foyers comme un cancer : la programmation est débile, l’écran cathodique affaiblit les yeux, ça démolit l’esprit critique des jeunes, etc. Aucune de ces angoisses n’a stoppé la propagation de l’empire télévisuel, mais c’était seulement la première itération d’un problème qui nous préoccupe toujours aujourd’hui : notre rapport à l’écran.

Dans Vidéodrome, le propriétaire d’une station de télévision salace, Max Renn (joué par James Woods), tombe sur une émission où les gens sont torturés et tués à l’écran. Intrigué, Max veut offrir de diffuser cette émission, mais se rend vite compte qu’elle provoque chez lui de violentes hallucinations et qu’il commence à avoir de la difficulté à les distinguer du réel. Il se retrouve malgré lui au cœur d’une conspiration politique visant à fusionner la télévision et le réel.

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« L’écran, c’est la rétine du troisième œil », explique le mystérieux Brian O’Blivion, un personnage qui ne semble exister que sur enregistrement VHS, avant d’expliquer que le signal télé du vidéodrome cause des tumeurs au cerveau. Il ne s’agirait toutefois pas d’une maladie, mais d’une évolution biologique liant le réel et la représentation télévisuelle. Dans le monde imaginé par les partisans du vidéodrome, tout le monde est au centre de sa propre représentation télévisuelle 24 heures sur 24.

Ça vous rappelle quelque chose ? Instagram ? TikTok ? L’emprise croissante de l’identité numérique sur la vie réelle ? Ce malaise que vous ressentiez en lisant la prémisse de Vidéodrome est plus profond que vous ne le croyez.

Ce qui rend un film comme Vidéodrome plus mémorable et obsédant qu’un autre film d’horreur, c’est que la peur au centre de la thématique du film est partagée. David Cronenberg a aussi peur que nous d’un futur hyperconnecté où le réel et la représentation sont impossibles à distinguer. Cronenberg n’essaie pas de nous faire peur : il a aussi peur que nous, et c’est lorsqu’il nous communique cette émotion que l’alchimie l’ayant rendu légendaire opère.

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L’esthétique de David Cronenberg est unique, mais ses angoisses sont les nôtres. Ses images nous hantent parce qu’elles mettent des visages sur des sentiments sourds et violents qu’on peine à exprimer. C’est avec ce courage et cette créativité qu’il a traversé le temps, les controverses et les changements sociaux. C’est pour ça qu’il est toujours aussi agréable à regarder en 2022 qu’il l’était en 1988.

Surtout tard le soir, quand la télévision semble vouloir nous révéler ses plus sombres secrets.