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Laisser partir

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« Tu n’as pas la même expérience des choses que moi », dit Nathan, 44 ans, à son amie qui tente encore une fois de lui faire faire marche arrière. « Ce soir, j’ai vécu la meilleure soirée possible, je suis très content, je ris, mais à l’intérieur, je ne ris jamais vraiment. »

« Je veux dormir, je suis fatiguée », dit Sanne. À 27 ans, elle souffre de troubles de la personnalité borderline et d’insomnie. Les années de thérapies et la quantité de médicaments ingurgités n’ont rien changé. Sanne est épuisée, elle ne veut plus souffrir : elle veut mourir. Après l’avoir annoncé à son père, celui-ci a décidé de la soutenir et de l’accompagner dans ses derniers moments, de manière sereine.

La Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg sont les seuls pays au monde où des souffrances psychiques insupportables sont considérées comme des raisons justifiant la demande d’une euthanasie, c’est-à-dire l’injection par un médecin d’une substance létale, provoquant une mort rapide et sans douleur. D’autres pays permettent par ailleurs le suicide assisté, avec ou sans la présence d’un geste médical : le patient reçoit une potion létale et peut décider de la prendre seul ou accompagné d’un médecin.

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En week-end au festival du film documentaire d’Amsterdam, j’ai été confrontée au sujet à deux reprises : la première fois à travers le film néerlandais Letting you go, la seconde avec le belge Nathan, free as a bird. À la suite de ces deux séances, l’émotion était palpable dans la salle mais les questions du public témoignaient pourtant d’une certaine incompréhension : peut-on regarder quelqu’un mourir sans lui porter secours ? N’y a-t’il pas toujours une possibilité de s’en sortir ?

« Ce qui m’intéressait, c’était de montrer que l’idée de mourir est pour certaines personnes un soulagement », dit Kim Faber, la réalisatrice de Letting you go.

Toute la difficulté réside en effet dans l’acceptation de ce point de vue : quand on apprend qu’un proche s’est donné la mort, on s’imagine une souffrance. On est parfois surpris : « comment je ne m’en suis pas aperçu ? » ou au contraire, on s’y attendait et on se sent coupable de n’avoir pas pu faire la différence : peut-être que l’on aurait pu trouver les mots justes, qu’on aurait dû être plus présents. En annonçant leur choix, Nathan et Sanne confrontaient leur entourage à leur réalité : il n’était pas question de les sauver ou d’agir, c’était une décision réfléchie et qui leur appartenait.

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« Si la demande d’euthanasie de Nathan n’avait pas été acceptée, il serait mort autrement, peut-être plus tôt », explique Roel Nollet, réalisateur du documentaire Nathan, free as a bird. Dans le film, un médecin interrogé explique que la possibilité d’une euthanasie symbolise pour beaucoup une sortie de secours qui, paradoxalement, permet à certains de rester en vie, de tenir, plus longtemps. Nathan Verhulst, le principal concerné, explique sa démarche par la peur de se rater : tenter de se suicider, c’était prendre le risque de se réveiller le lendemain et d’être confronté à un nouvel échec.

L’euthanasie ou le suicide assisté, c’est une manière de légitimer son acte. Nathan comme Sanne auraient peut-être pu vivre encore 100 ans. Mais à quel prix ? Selon eux, leurs vies ne sont et n’auraient jamais pu être des sources de plaisir. Ils ont décidé de privilégier la qualité de leur vie, plutôt que la vie en elle-même. Des personnes considérées expertes les ont entendus et ont décidé de leur offrir cette liberté de mourir sans avoir à se cacher.

La mort est pensée dans les moindres détails, comme un départ en voyage.

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Les adieux s’organisent donc et se répètent. On dit au revoir à un cercle large d‘amis, puis aux plus proches et enfin, pour Nathan, à celle qu’il aurait bien voulu aimer, si cela s’était passé autrement, dans un autre contexte ou une autre vie. Des passages solennels mêlés à d’autres plus maladroits, moins intenses mais tous aussi marquants, comme ces gestes qui faciliteront “l’après” des autres. Nathan vend l’essentiel de ses meubles, Sanne repeint les murs de son appartement pour les prochains locataires, dresse des tables à cocktails et y déposent des boîtes de mouchoirs. La mort est pensée dans les moindres détails, comme un départ en voyage. Les protagonistes sont maîtres de ce qu’ils peuvent contrôler.

Le médecin presse la seringue et en un claquement doigt, cette douleur lourde, pesante, étouffante, s’efface. C’est fini.

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L’acte est imminent et pourtant le temps ne passe pas assez vite, traine en longueur, est embarrassant. Jusqu’à l’instant fatidique : le médecin presse la seringue et en un claquement doigt, cette douleur lourde, pesante, étouffante, s’efface. C’est fini.

Il y a des expériences qui marquent, des états mentaux dont on ne peut échapper. Si Sanne avait le confort d’un diagnostic médical pour expliquer son geste, le cas de Nathan est plus délicat.

Nathan est né femme. Au moment de sa mort, les médias ont beaucoup parlé de lui, ont profité du sensationnalisme de son histoire pour la réduire à un simple titre : « un transsexuel regrette sa transformation et demande l’euthanasie ».

En réalité, le changement de sexe de Nathan n’était pas la raison de sa décision et son mal-être était bien plus profond. Violé pendant plusieurs années par son frère, harcelé par sa mère, qui lui répétait sans cesse qu’il n’était pas l’enfant qu’elle espérait, Nathan, une fois adulte, a voulu renaître dans un nouveau corps. Mais le sort se joue encore de lui et la reconstitution de son sexe tourne à la catastrophe : Nathan incontinent, doit porter des langes et est incapable d’avoir la moindre vie sexuelle. Il a tout essayé, il se hait, n’a aucune estime de soi, entretient des relations compliquées. Il n’a tout simplement plus le goût de vivre.

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Dans un monde où le divertissement est idéologique et omniprésent, ce genre de discours dérange, surprend. Parce qu’on a l’impression de tous lutter contre quelque chose, de faire des efforts, alors pourquoi certains n’y arriveraient-ils pas ? Très vite, le décor se fissure et l’on est amené à s’interroger sur nos propres limites, sur ce que l’on est prêts à endurer pour participer à la marche sociétale du plaisant et à la violence que cela peut représenter pour ceux qui ne “fitte” pas dans le cortège.

Dans le fond, prendre du recul pour apprendre à écouter, comprendre et parfois renoncer, c’est peut-être ça qui pourrait sauver des vies.