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La vie après « C’est arrivé près de chez vous »

Le faux documentaire célèbre ses 30 ans. On en a discuté avec l'un des trois réalisateurs.

Par
Benoît Lelièvre
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Un silence quasi ecclésiastique règne dans la Cinémathèque. La vis qui tient ma branche de lunettes vient de disparaître inexplicablement, cinq minutes avant mon entrevue avec le réalisateur belge André Bonzel. J’ai peur qu’il arrive avant que je trouve et d’avoir l’air con si je me mets à quatre pattes pour la chercher. Les employé.e.s du Festival du nouveau cinéma n’ont pas l’air de comprendre pourquoi je regarde furieusement les tuiles du plancher autour de moi.

Ça me laisse avec des lunettes en pièces détachées dans les mains et l’air tout aussi con, mais cette incongruité ne me frappe pas sur le coup.

Le nom d’André Bonzel ne vous dit peut-être rien, mais vous connaissez probablement la raison pour laquelle j’ai décidé de l’interviewer : C’est arrivé près de chez vous. Ce « mockumentaire » culte a fait exploser la planète cinéma à sa sortie en 1992.

Mettant en scène un Benoît Poelvoorde dans la vingtaine, le film suit les excentricités d’un tueur en série cruel et cynique qui devient de plus en plus audacieux et violent dans l’œil de la caméra. Tous ceux et celles qui l’ont vu s’en souviennent encore clairement aujourd’hui. Ce n’est pas le genre de film qu’on oublie.

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Pourtant, le coréalisateur du film Rémy Belvaux (alors à l’école de cinéma) n’a plus jamais réalisé de film par la suite. Il s’est enlevé la vie en 2006. Bonzel, lui, a quelques projets à son nom, mais son nouveau film Et j’aime à la fureur est son premier long métrage à voir le jour depuis trente ans.

Qu’est-ce qui s’est passé au juste ? Comment est-ce qu’on survit à un film qui nous a éclipsé dans la conscience populaire ? On en a parlé avec le principal intéressé.

Le temps qui passe et les projets qui s’enchaînent

« J’étais partout et nulle part à la fois », m’explique André Bonzel après un soupir déconcerté. La réponse à ma question est fragmentaire, comme les pièces d’un casse-tête qu’il n’a pas encore terminé. « J’ai travaillé sur beaucoup de projets de films qui n’ont pas abouti. À un certain point, j’ai travaillé sur un projet impliquant Ed Harris, mais ça n’a pas débouché. Vous savez, lorsqu’un film ne trouve pas de financement, il ne va jamais très loin. »

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Discret de nature, André Bonzel ne fait pas allusion à mes lunettes disloquées avant que j’en parle moi-même. S’il trouve que j’ai l’air con, rien ne transparaît.

Il a le même regard rieur qu’à l’époque. Une sorte d’entente tacite avec ses interlocuteurs et interlocutrices, les invitant à ne pas trop le prendre au sérieux et à lire entre les lignes de ses déclarations si besoin est.

Il a travaillé avec Criterion, la légendaire compagnie spécialisée en restauration et distribution de « films classiques et importants ».

Bonzel est également devenu papa trois fois plutôt qu’une pendant la période séparant son premier succès de son dernier projet. Il a travaillé avec Criterion, la légendaire compagnie spécialisée en restauration et distribution de « films classiques et importants ». Il y a réalisé des bonus pour DVD pour des éditions de collection et a rencontré plusieurs monstres sacrés du cinéma français. « J’ai beaucoup aimé faire ça. J’y ai rencontré des gens que j’admire beaucoup. Des gens inspirants : Anna Karina, Michel Piccoli, Raoul Coutard et une foule d’autres », raconte-t-il avec un brin de nostalgie dans la voix.

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C’est arrivé près de chez vous semble être un souvenir doux-amer pour lui. À la base un film étudiant se voulant une carte de visite auprès des grands studios de cinéma, le film explose littéralement à Cannes en 1992 et le trio (Bonzel, Belvaux et l’acteur Benoît Poelvoorde) perdent vite le contrôle sur leur bébé. Malgré le fait que le film ait amassé des recettes de plus de 200 000 $ mondialement, Bonzel affirme ne jamais avoir vu la couleur de cet argent.

« On s’est fait avoir par les distributeurs. On était jeunes, on n’y connaissait rien », dit-il sans broncher.

Bonzel et ses coréalisateurs ont donc passé les deux années suivantes en cour pour essayer de récupérer les droits de leur création. Des années qu’il aurait préféré dédier au septième art. Ça fait partie de la vie après C’est arrivé près de chez vous. Le film a toujours en quelque sorte existé dans une dimension parallèle à la sienne. Il appartient à Bonzel légalement, mais culturellement, il a une existence qui lui est propre. C’est peut-être pour ça que le réalisateur de 61 ans en parle avec ce détachement un peu mélancolique.

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« On disparaît tous éventuellement, mais les films restent. »

Le nouveau film d’André Bonzel est on ne peut plus différent de celui qui l’a rendu (momentanément) célèbre.

Et j’aime à la fureur est une oeuvre personnelle, voire intimiste. Fait à partir de vieux films de famille, le long-métrage est moins extravagant et plus niché que C’est arrivé près de chez vous, mais aussi plus délicat. On y prend un plaisir presque voyeur à découvrir les souvenirs (réels ou inventés) d’André Bonzel.

« J’ai toujours aimé les films familiaux », m’explique-t-il lorsque je le questionne sur le changement de ton radical entre ses deux œuvres phares. « Il y a une très grande beauté dans ces histoires qu’on raconte sans dessein commercial. »

« Je travaille sur un petit film trash que j’espère pouvoir financer. De bonnes histoires de cul .»

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Le projet aura pris sept ans à aboutir. La difficulté à trouver, regarder et sélectionner les films familiaux intégraux à son récit et les différentes aventures et mésaventures professionnelles de Bonzel auront causé plusieurs interruptions dans son processus créatif. Ce changement de ton est cependant le résultat de cette obsession pour le film de famille plus que d’un changement de personnalité : « Je travaille sur un petit film trash que j’espère pouvoir financer. De bonnes histoires de cul », affirme-t-il en riant.

Plusieurs de mes questions passent cent pieds par-dessus la tête d’André Bonzel. Pas comme s’il les trouvait connes, mais plutôt comme s’il n’y avait jamais réfléchi auparavant.

Lorsque je lui demande quel souvenir il aimerait laisser aux prochaines générations de cinéphiles, il me dit : « Nous, on passe. On disparaît tous éventuellement, mais les films restent. » Il aimerait confier ses films à une cinémathèque et les laisser parler pour lui après sa mort. Vivre éternellement à travers les histoires qu’il raconte.

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Sortant de l’entrevue avec mon calepin dans une main et le cadavre de mes lunettes dans l’autre, je me demande comment André Bonzel aurait réagi de me voir chercher une vis miniature sur le carrelage noir de la cinémathèque. Soudainement, je m’en veux un peu de ne pas avoir essayé.

Si quelqu’un avait pu apprécier la situation dans tout ce qu’elle a d’absurde, c’est bien lui.