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La tristesse, l’émotion absente des milieux de travail ?

Se montrer vulnérable au travail, est-ce que c’est bon pour la productivité ?

Par
Laïma A. Gérald
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C’est lundi matin, vous êtes en réunion avec votre équipe de travail. Votre boss vous demande comment vous vous sentez, à l’orée de cette nouvelle semaine qui commence.

« En pleine forme ! », répond votre collègue, au bout de la table. « D’attaque ! », renchérit une autre. « Prête à relever de nouveaux défis ! », ajoute votre voisine de bureau.

Quelles sont les probabilités que vous, qui venez de passer un mauvais week-end, répondiez : « Bof, je me sens un peu triste » ? Selon la science, les chances sont assez minces, du moins pour le moment. Mais les choses pourraient être amenées à changer.

La tyrannie du bonheur

« Nous devrions autoriser les journées de tristesse, pas seulement les journées de maladie »

Selon Susan David, psychologue et spécialiste de la gestion des ressources humaines à la Harvard Medical School récemment citée dans The Atlantic, la majorité des milieux de travail sont dominés par ce qu’elle appelle « la tyrannie de la positivité ». Bien que la pandémie ait agi comme un révélateur des enjeux de santé mentale chez la population, il demeure que beaucoup d’employé.e.s ont du mal à parler de leurs émotions au travail. Selon la psychologue, tout cela crée une culture de répression des émotions, nocive tant pour les employé.e.s que pour les patron.ne.s.

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Ceci étant dit, la vapeur serait en voie d’être renversée. En effet, la revue Harvard Business Review publie régulièrement des articles sur le leadership compatissant (compassionate leadership), une tendance laissant plus de place aux émotions dans les milieux de travail.

D’ailleurs, le psychologue organisationnel Adam Grant a consacré tout un épisode de son podcast WorkLife à l’idée que « nous devrions autoriser les journées de tristesse, pas seulement les journées de maladie ». Intéressant, n’est-ce pas ?

Certain.e.s spécialistes de la gestion ont même commencé à souligner les bienfaits des dirigeant.e.s qui expriment leur tristesse au travail. Dans une culture d’entreprise qui exigeait autrefois la positivité à tout prix, de nouvelles normes émergent lentement.

La difficulté de nommer ses émotions

La difficulté de nommer et assumer pleinement ses émotions, est-ce un trait spécifique au milieu du travail ? Bien sûr que non.

« Dans la sphère professionnelle, nous ne nous sentons pas autorisés à reconnaître que nous souffrons. »

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Dans un projet informel, les chercheurs et chercheuses du CompassionLab, un groupe de spécialistes en ressources humaines qui cherchent à inspirer une nouvelle vision du travail comme espace d’expression de la compassion, ont étudié des entretiens avec les employé.e.s d’une entreprise.

Ils ont constaté que même si les récits recueillis étaient pleins d’histoires de douleur et de chagrin au travail (attaques de panique, frustration, sentiments de dévalorisation, etc.), les sujets interrogés utilisaient rarement des mots liés à ces émotions. Ils étaient anxieux, mais disaient qu’ils étaient en colère; ils étaient tristes, mais disaient qu’ils étaient frustrés.

« Dans la sphère professionnelle, nous ne nous sentons pas autorisés à reconnaître que nous souffrons. Nous endurons bien plus que nous ne le devrions et ne le pouvons, parce que nous minimisons ce que cela nous fait réellement », croient les spécialistes du CompassionLab, également cité.e.s dans The Atlantic.

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La vulnérabilité : la grande oubliée

« Comment réintégrer les émotions mal-aimées dans le cadre du travail ? En repensant le leadership et la vulnérabilité. »

« Certains types de détresse sont socialement plus acceptables dans le cadre du travail que d’autres, », croit Jason Kanov, du CompassionLab. « C’est perçu comme étant ok de pleurer ouvertement la mort d’un proche, mais beaucoup plus risqué de partager la tristesse liée à une rupture ou à des soucis financiers, par exemple. Ce type d’expériences, qui suscitent pourtant de la tristesse, sont des enjeux que nous pensons ne pas avoir la permission de pleurer. Ce sont des “chagrins privés de leurs droits” en quelque sorte. »

Selon la psychologue Susan David, le fait d’écarter certaines émotions au courant de la journée peut se retourner contre les individus et les épuiser longtemps après avoir quitté le bureau. « Lorsque les émotions sont mises de côté ou ignorées, elles deviennent plus fortes », a-t-elle affirmé dans un TED Talk sur le sujet.

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Alors, comment réintégrer les émotions mal-aimées dans le cadre du travail ? En repensant le leadership et la vulnérabilité.

Des recherches ont démontré que les émotions exprimées par les patron.ne.s ont une influence sur la perception qu’en ont leurs employé.e.s. En effet, une étude réalisée en 2009 par les professeurs de gestion Juan Madera et Brent Smith a révélé que de montrer de la tristesse plutôt que de la colère crée bien souvent de meilleurs résultats pour les dirigeant.e.s, notamment des relations plus solides avec leurs employé.e.s et une perception qu’ils et elles sont plus efficaces.

Parallèlement, selon une étude de l’Université Stanford, certaines personnes en position de pouvoir constatent que le fait de partager leurs peurs et même leurs lacunes avec leurs employé.e.s (plutôt que de se faire passer pour un.e patron.ne tout.e-puissant.e) augmente leurs performances au travail et enrichit leur vie privée. Incidemment, les employé.e.s se mettent eux et elles aussi à admettre des problèmes ou des insatisfactions au travail, créant ainsi un climat d’ouverture et de transparence.

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Mais une question demeure : si tout le monde se met à raconter sa vie, ses joies comme ses peines, au travail, est-ce que ça deviendrait une espèce de « free for all » sans foi ni loi émotionnel ?

Selon les observations récentes des recherches en gestion et en ressources humaines, les lieux de travail où le personnel est libre de nommer ses émotions et ses expériences, à la fois douces et plus difficiles, sont à valoriser, puisqu’ils offrent un équilibre entre la production et le bien-être.

Et bien que bon nombre d’entreprises aient encore un long chemin à parcourir en ce sens, les managers pourraient un jour être en mesure de lancer des réunions en prenant le pouls de leurs équipes et s’attendre à des réponses honnêtes et franches.