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La soirée où j’étais le miel de Rihanna

Super Bowl, piña coladas et romance tragique.

Par
Jean Bourbeau
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Alors que plus de 100 millions de téléspectateurs et téléspectatrices fredonnent en chœur les succès d’une Rihanna impériale au spectacle de la mi-temps du Super Bowl, le salon au fumet d’ailes de poulet où je me trouve se remplit d’un douloureux souvenir qui a eu lieu à Montréal.

*Bruit de cassette qui rembobine.*

Lundi 19 mai 2008. Nous sommes au Newtown, sur la rue Crescent – oui oui, l’infâme bar à Jacques Villeneuve. Le téléphone sonne. Une voix américaine me demande si l’endroit est animé : « Nous cherchons un lieu discret, où il n’y a pas trop de monde et du champagne sur le menu. Une célébrité d’envergure viendrait dans votre établissement. Vous pensez que ça marcherait ? »

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Dans un anglais trahissant mes 19 ans fraîchement débarqués d’une région québécoise, j’invite la personnalité mystère en vantant le calme de l’endroit. Disons que Crescent, un lundi soir, c’est pas la Rambla.

Je suis au bar alors que Katie et Kelly, deux étudiantes de l’université McGill, s’occupent du plancher. Des perles de gentillesse. N’ayant pas plus de détails, j’annonce la nouvelle à mes collègues. Curieuses, elles regardent l’horaire du Centre Bell, situé à quelques pas de marche de notre noble adresse. Elles m’apprennent que le lendemain, l’amphithéâtre affiche complet pour la tournée Glow in the Dark Tour de Kanye West, accompagné de Rihanna, Lupe Fiasco et N.E.R.D. Ok c’est big !

L’attente se transforme en impatience.

Voilà qu’une heure plus tard, Rihanna fait son entrée, rayonnante de toute sa gloire. Inutile de rappeler son statut d’immense célébrité alors que le refrain de Umbrella résonnait partout sur la planète.

Alors que Katie s’occupe d’organiser une section pour la troupe comptant une douzaine de fêtard.e.s, son assistante m’explique que c’est l’anniversaire d’une des danseuses du spectacle. « Une seule facture fera l’affaire », m’informe-t-elle.

Rihanna commande une première bouteille de Louis Roederer Cristal Rosé, le champagne le plus cher de notre inventaire. Cheers et cris de groupe précèdent l’arrivée d’une deuxième bouteille, puis d’une troisième.

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Je monte le volume de la musique, voyant la soirée gagner en momentum.

Du groupe, un garçon pas plus vieux que moi avec des diamants sur les oreilles se démarque en dansant comme un prince. Entre deux moves parfaitement exécutés, il me commande des piña coladas à la chaîne. Envoûté par son charisme, je suis généreux sur le rhum. Il donne l’impression d’être complètement défoncé et descend chaque cocktail d’un trait, s’assurant un brainfreeze violent qu’il remédie avec un locking impeccable et d’autres moves de krump. Je n’avais jamais vu quelqu’un danser aussi bien.

Il s’est avéré que ce garçon aux dents immaculées était Chris Brown. Je n’avais pas la moindre idée de qui il était. Disons que le destin s’est occupé de son cas.

Les heures avancent et la soirée se déroule rondement. Un plaisir honnête semble partagé autant par la fêtée et que la chanteuse. Aucun paparazzi ou demande de selfie. Mon blender cheap fournit à peine en piña coladas qu’un énième pop retentit en salle.

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Riri s’avance au bar et me demande à goûter au fameux cocktail à base de granita à la noix de coco. Au moment de le lui servir, elle dépose sa main sur la mienne. « Thanks honey », me remercie-t-elle d’une voix langoureuse suivie d’un regard croisé. Sans farce. Je lui réponds par un « bienvenue » complètement débile. Peu importe, à cet instant précis de ma pauvre vie, seul et égaré au milieu du monde, je suis le miel de Rihanna.

Notre relation prend du galon avec un verre de cognac Rémy Martin XO. Un deuxième regard, plus long cette fois. Le temps s’arrête. Nos univers sont peut-être parallèles, mais notre amour transcende les classes sociales.

Vers minuit, la facture s’élève à 5 500 $. Un montant loin des extravagances de Miami, mais pour un lundi soir dans la métropole montréalaise, le minimum convenu de 15 % en pourboire équivaut à 800 quelques patates et une bonne histoire à raconter le lendemain, à l’université.

L’assistante demande l’addition. Rihanna, cognac en main, s’avance et sort une Amex Black, cette carte de crédit en métal réservée aux ultra-riches. Elle passe la carte qui pèse une demi-tonne dans la machine; faut-il dire que nous sommes à une époque où les pourboires s’ajoutent encore au stylo. En pleine possession de ses moyens, la pop star barbadienne griffonne un zéro sur la ligne du pourboire, copie le montant du total et signe son célèbre autographe juste en dessous.

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Kelly et Katie, confuses et hésitantes, expliquent avec une délicatesse de soie (et sans barrière linguistique) le procédé du pourboire québécois aux deux femmes. Rihanna rétorque en pointant que le montant de la TPS, la taxe sur les produits et services, est en fait notre pourboire. S’ensuit un moment surréaliste où l’expression faciale de la chanteuse se transforme. « Vous essayez de me voler ! », s’exclame-t-elle, des flammes dans les yeux. « Vous voulez me voler ! » répète-t-elle encore, possédée par le démon.

Le ciel s’effondre.

Elle s’empare de ses affaires et quitte avec fracas, laissant derrière elle une traînée de désolation et un silence de glace. Sans même se retourner, nos chemins s’abandonnent.

Son assistance et sa troupe de danse la suivent au pas sans exprimer aucune gêne. Comble de l’ironie, seul un Chris Brown me sert la main dans l’urgence.

Ma reine, qui sera proclamée milliardaire quelques années plus tard, vient de déserter furieuse en traitant trois étudiant.e.s montréalais.e.s de bandits. Le bar est vide, nous laissant sans mots, décontenancé.e.s et un brin humilié.e.s par l’étrange tournure des événements.

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La bulle du souvenir éclate, me revoilà devant un téléviseur, impuissant et mélancolique, en admirant la diva toute de rouge vêtue faire du lipsync sur la plus grosse scène du monde.

Je m’envoie une grosse poignée de chips sel & vinaigre. Mes yeux plissent.

La brûlure est encore vive.