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La rivalité féminine commence dès la crèche

"Ma robe est plus belle que la tienne."

Par
Brigitte Hébert-Carle
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Ma fille a une meilleure amie de garderie. Quand elles se voient, c’est une explosion de joie, de câlins et de complicité. Mais je perçois aussi une certaine rivalité. Si son amie a une nouvelle robe, ma fille va en vouloir une pareille, ou plus belle. Si son amie réussit des acrobaties sur un module au parc, ma fille va travailler fort pour arriver au même résultat. Et parfois, ma cocotte ne se trouve pas aussi bonne ou aussi belle. Elle met son amie sur un piédestal et, par le fait même, se dévalorise, et ça me brise le cœur.

Est-ce qu’elle n’est pas encore un peu jeune pour vivre ce genre de rivalité ? Et est-ce que c’est un comportement typiquement féminin ?

Françoise contre Françoise

Marie-Eve Leclerc-Dion a eu ce même genre de questionnement lorsque sa fille, Françoise, a rencontré pour la première fois Françoise, la fille de la dessinatrice Jeanne Joly. Sa Françoise a traité l’autre Françoise de « bébé », même si elles ont seulement quatre mois de différence. C’est la première fois que Marie-Eve entendait sa fille médire à propos d’une amie. De là est née la genèse du projet Deux Françoise – Que la meilleure Françoise gagne, un album jeunesse coloré rempli d’humour où deux Françoise entrent en compétition pour savoir laquelle des deux est la meilleure. Spoiler alert, les deux finissent par gagner… une nouvelle amitié.

Le processus d’écriture derrière cet album a poussé Marie-Eve Leclerc-Dion à réfléchir à la question de la rivalité féminine. Elle s’est demandé si ce n’était pas elle qui avait transmis par ses gènes sa propre misogynie intériorisée.

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« Quand j’ai écrit Deux Françoise, je n’avais pas tout ça en tête, spécifie-t-elle. Quand c’est parti en impression, ça m’a forcée à me questionner à savoir pourquoi je me comparais tout le temps avec d’autres femmes. » Selon l’autrice, le patriarcat (encore lui) aurait son rôle à jouer dans la rivalité féminine.

Des enfants d’âge préscolaire élevées à l’ère moderne dans des familles prônant l’égalité peuvent-elles être vraiment influencées par plusieurs siècles de patriarcat ? Pourquoi ces conflits insidieux, bien que présents aussi chez les petits garçons, semblent autant répandus chez les petites filles ?

Les filles versus les garçons

Mélanie Fortier, éducatrice spécialisée, conseillère pédagogique et fondatrice de Ouikid, explique que « de manière générale, les garçons auront tendance à avoir des conflits en lien avec le partage des biens, l’espace physique ou les performances. » Lorsqu’un conflit survient, il se termine plus souvent avec des altercations physiques que par du chantage ou des mots méchants.

« Les filles ont plutôt des conflits de type relationnel : certaines peuvent avoir de la difficulté à partager une amie ou un lien émotionnel avec une personne, précise-t-elle. Elles utilisent des stratégies plus subtiles, comme les commentaires blessants ou le retrait affectif, pour exprimer leurs désaccords dans un conflit. »

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Bien sûr, chaque enfant est unique et les conflits sont davantage à l’image de leur personnalité, de leur tempérament ou du contexte familial que de leurs gènes. Sauf qu’on perçoit bien que le mécanisme émotionnel des petites filles fonctionne différemment, plus sournoisement.

Ces commentaires ne sont pourtant pas mal intentionnés. Le développement cognitif des enfants avant 7 ou 8 ans ne leur permet pas de faire preuve d’empathie ou d’anticiper les conséquences de leurs paroles sur les autres. Le but initial n’est pas de blesser. « Le manque de contrôle de l’impulsivité, la faible capacité à se mettre à la place de l’autre, la faible tolérance à la frustration et le manque d’habileté sociale sont des éléments communs présents chez tous les enfants », ajoute Mélanie Fortier.

Je t’aime, je te hais

En observant ma fille avec sa meilleure « rivale-amie », je remarque que leurs conflits ont tendance à découler de leurs intérêts communs. Selon Mélanie Fortier, les enfants s’identifient à ce qu’ils admirent chez leurs amis et les gens qui les entourent, mais ils veulent aussi se démarquer ou affirmer leur unicité, ce qui envenime le sentiment de rivalité. Surtout chez les filles, parce qu’elles ont compris que les beaux attributs attirent l’attention.

« Si une amie reçoit des compliments pour ses chaussures, elle peut vouloir posséder la même chose ou mieux encore, pour se sentir aussi valorisée, explique l’éducatrice spécialisée. La compétition devient alors une façon de dire : je veux être spéciale moi aussi. »

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En tant que parent, on peut se sentir remué par certains comportements. On se projette avec nos valeurs d’adulte et on perçoit le fait de toujours vouloir être plus belle que l’autre comme de l’égoïsme, ou du narcissisme. « Les enfants ne sont pas en mesure de transformer cette admiration en source d’inspiration, tempère Mélanie Fortier. Ce n’est donc pas de façon consciente qu’elles tentent d’être plus belles ou plus gentilles, c’est simplement un désir inconscient de recevoir la même reconnaissance, la même attention ou la même validation, particulièrement si l’estime de soi de l’enfant est plutôt faible. »

Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle

On pourrait aussi jeter une partie du blâme sur les contes de fées classiques, où les héroïnes se définissent par leur apparence physique ou leur capacité à se trouver un prince comme mari. « Le rôle des princesses des contes classiques était d’être admirées, choisies, ou sauvées, dénote la fondatrice de Ouikid, ce qui peut inciter les enfants à associer leur valeur à leur apparence ou à leur capacité à plaire. »

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Blanche-Neige était destinée à mourir parce qu’elle était plus belle que la Reine. Cendrillon est réduite à des tâches ménagères et est maltraitée par sa belle-famille par pure jalousie jusqu’à ce qu’elle resplendisse en enfilant une robe neuve.

Même si ces histoires un peu vieillottes peuvent exercer une certaine influence dans l’imaginaire de nos enfants, il y a une chose qui encourage davantage la rivalité ou leur désir d’être la plus belle ou la meilleure, et c’est le modèle que nous leur offrons. Si, comme parent, on passe notre temps à se dévaloriser, à se comparer ou à critiquer les autres, notre enfant va en intégrer naturellement l’importance. « Ces critiques répétées, qu’elles soient tournées vers soi, vers les autres ou même vers eux, nourrissent l’idée que la valeur d’une personne dépend de sa performance, de son apparence ou de son comportement, relate Mélanie Fortier. Cela peut renforcer la peur de l’échec ou le besoin de validation externe. »

En accord avec ses valeurs

De là l’importance d’intégrer au quotidien la bienveillance envers nous-mêmes et les autres. Parce que l’impact de nos paroles ou de nos gestes est bien plus grand qu’un conte classique influencé par le patriarcat. Libre à vous de filtrer les histoires que vous décidez de raconter à vos enfants, de les mettre en contexte, ou même de modifier certains détails. L’important, c’est de choisir des contes avec des valeurs qui vous correspondent. Dans mon cas, c’est Deux Françoise– Que la meilleure Françoise gagne*, un album super comique qui, pour Marie-Eve, Jeanne, leurs deux Françoise et toutes les autres, peut servir de porte d’entrée vers des discussions plus importantes.

*Approuvé par ma fille de 4 ans.

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