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La rédemption d’un ancien brouteur

Récit en 7 temps d’un arnaqueur qui rêve d’un avenir meilleur, entre dette coloniale et rencontre improbable.

Par
Marie-Ève Martel
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« J’ai un problème avec ma caméra », m’avise Alvin via Messenger, au moment où je le contacte par appel vidéo.

Classique ! ai-je pensé.

Quiconque s’intéresse aux arnaques sur internet sait que la webcam HS est une excuse couramment utilisée par les fraudeurs pour cacher leur véritable identité.

Toutefois, dans le cas d’Alvin, qui habite la Côte d’Ivoire, ça semble bel et bien vrai. Il m’a plus tard envoyé des photos de lui afin que je puisse confirmer son identité.

Je lui ai parlé de vive voix à deux reprises, pendant lesquelles Alvin a pu me raconter son histoire dans les moindres détails.

Alvin est un ancien brouteur : c’est le nom qu’on donne à ceux qui escroquent des étrangers sur Internet pour des centaines, voire des milliers d’euros, souvent grâce à des tactiques de fraude amoureuse.

Chapitre premier : garder la tête hors de l’eau

Il me raconte son enfance très modeste. Fils d’un électricien et d’une couturière, il a également un frère. Du côté de sa mère, il a un demi-frère; du côté de son père, trois demi-sœurs et un demi-frère de plus.

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« Mon père a fait tout son possible. Il se débrouillait du mieux qu’il pouvait pour nous nourrir, mais il n’avait pas assez de moyens pour s’occuper de nous tous », confie Alvin.

« Quand tu as l’argent, tu vis tranquillement. Mais c’est tellement compliqué, en obtenir. Quand tu n’en as pas, tu es la risée de tout le monde. Tu te fais insulter. »

Adolescent, pour tenter d’améliorer son sort, il a vendu des sacs à main, des chaussures et divers articles dans les marchés publics, à l’instar de ses amis.

Mais ça ne suffisait pas.

Un jour, Alvin remarque un groupe de jeunes de son collège qui semblent avoir de l’argent plein les poches.

Curieux, il approche l’un d’entre eux, qui le convie après les cours.

« Ils habitaient tous ensemble, relève Alvin. Chez eux, il y avait des ordinateurs et des téléphones… Des appareils que je n’avais pas les moyens de me payer. Ça a fait que je les enviais encore plus. »

C’est là qu’il apprend que ses nouveaux amis discutaient avec des Blancs sous une fausse identité.

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« Un des gars se faisait passer pour une femme. L’homme à qui il parlait voulait faire un appel vidéo avec elle, mais mon ami a refusé. Il lui a dit qu’il avait un souci avec sa connexion.

L’homme lui a demandé combien ça coûterait pour changer de connexion, et le brouteur lui a dit 200 ou 300 euros. L’homme lui a envoyé [la somme] immédiatement. »

« Je me suis dit : wow ! C’est de l’argent facile », poursuit Alvin, qui venait de se trouver un nouveau gagne-pain.

Chapitre 2 : le prix de l’amour

À l’aube de la vingtaine et appâté par un gain facile, Alvin devient à son tour brouteur, convaincu qu’il avait tout pour réussir.

« J’étais populaire, j’avais [un talent pour] la parole, et je pouvais draguer les meufs », affirme le principal intéressé.

Le modus operandi des escrocs de l’amour est simple. Sous une fausse identité, ils envoient d’innombrables invitations à des étrangers sur des sites de rencontre ou sur les réseaux sociaux.

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Pour ceux qui acceptent, c’est là que le manège commence. L’intensité des échanges, d’abord innocents, augmente rapidement.

L’objectif ? Faire tomber sa victime amoureuse afin de lui soutirer le plus d’argent possible.

Les brouteurs ont ce talent, note Alvin, de trouver les failles chez ces personnes, généralement seules, en manque d’amour.

Une fois prise dans les filets de son brouteur, la victime croit vivre le grand amour. Et elle est prête à tout.

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Chapitre 3 : la dette coloniale

Les brouteurs parlent de leurs victimes comme des « clients ». Pour eux, vendre la romance est un service qui se monnaie.

C’est aussi le juste retour du balancier après plusieurs siècles d’exploitation. Pour eux, le broutage est une manière de reprendre ce qui leur a été injustement volé.

« À nos yeux, les Occidentaux, les Français, les Canadiens… ils ont tous de l’argent. Les Blancs nous ont ruinés. Ils ont exploité nos terres et nos ressources. Brouter, c’est la justice pour l’esclavage. »

Le brouteur est sans pitié avec son client, enchaîne-t-il. « Il n’y a pas de sentiments. Tu ne fais que penser à ton argent, à comment tu vas faire pour en avoir le plus possible. »

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En devenant brouteur, Alvin rejoint les rangs d’un réseau hautement organisé.

Selon Alvin, un brouteur ne pourrait pas bien gagner sa vie seul. Il doit compter sur la complicité d’autres individus.

Dans le système, chacun a son rôle à jouer : on retrouve les buralistes, qui récupèrent les virements monétaires des victimes. Après avoir pris leur part, les buralistes transfèrent par virement bancaire ce qui reste au brouteur.

« Ce n’est pas une obligation, mais une règle non écrite, explique Alvin. On appelle ça “le veto de l’œil” : ton ami a vu l’argent que tu as reçu, donc tu dois lui donner quelque chose. Demain, ça sera son tour. »

Les fraudeurs travaillent aussi avec des infographistes qui trafiquent des photos et des vidéos pour rendre l’arnaque plus crédible. « Tu peux faire une photo où la personne tient un papier, et ensuite, tu peux écrire ce que tu veux sur le papier. »

Des policiers corrompus réclament également leur part du gâteau en échange de leur silence.

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Aux simples brouteurs comme Alvin, tout en bas de la chaîne alimentaire, il ne reste donc plus grand-chose, même si ce sont eux qui convainquent des étrangers – pardon, leurs clients – de leur virer de l’argent.

Chapitre 4 : pas une manne

Dès ses premières semaines comme brouteur, Alvin entre en contact avec une première victime établie en Europe.

« Je lui parlais en me faisant passer pour une femme blanche, raconte-t-il. On causait, et j’ai réussi à le faire tomber amoureux de moi. J’ai reçu 500 $ de lui, et après, c’était 700 $. »

« Après un certain temps, il ne voulait plus me donner d’argent sans voir la femme que j’incarnais, poursuit-t-il. Mais je n’avais pas de vidéo, alors il a fini par disparaître. »

Un de perdu, dix de retrouvés : quelques jours plus tard, le brouteur attirait un autre « client » dans ses filets.

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Selon Alvin, la partie la plus difficile du broutage est de bien accrocher sa cible. « Tu remarques rapidement celles qui se sont déjà fait arnaquer, parce qu’elles remarquent les tactiques. Du coup, ça ne sert à rien de continuer. »

« C’est pas facile de trouver un Blanc qui va gober toute ton histoire et qui va te payer, poursuit-il. Quand j’en ai un, je concentre tous mes efforts sur lui pour ne pas m’embrouiller. »

Pour mieux entretenir l’illusion, ses techniques se sont affinées.

« Quand je trouvais quelqu’un que je voulais [personnifier], je cherchais des vidéos d’elle sur les réseaux, détaille-t-il. Une fois que je l’avais, je [découpais] cette vidéo en plusieurs [séquences] : une où elle se gratte le nez, une où elle se met la main dans les cheveux… »

Ces segments servaient à tromper davantage les hommes à qui Alvin tentait de soutirer de l’argent. S’ils lui demandaient des images de la femme en train de faire un geste précis pour s’assurer qu’elle était bel et bien la personne qu’elle prétendait être, Alvin pouvait les leur envoyer immédiatement.

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« Faut pas te tromper, prévient le principal intéressé. Si tu te trompes, le client sait que c’est une fausse vidéo et te bloque automatiquement. »

En tout, Alvin estime ses gains à environ 20 000 euros, pour une quinzaine de victimes flouées en quelques années. Une grande partie de cet argent a été envoyé à sa mère et ses sœurs.

« Ce n’est rien, dit-il. Il y en a qui gagnent beaucoup plus que ça. J’ai un ami qui s’est fait 80 000 euros en un mois. »

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Chapitre 5 : l’ascendant des marabouts

Le mysticisme, le surnaturel et la magie, apanage des marabouts et guérisseurs d’Afrique de l’Ouest, occupent une place centrale dans ce récit, comme dans une partie de la culture ivoirienne.

Faire appel au maraboutage est une pratique courante dans le sport pour atteindre la victoire. Ce n’est donc pas si surprenant d’apprendre que des brouteurs font appel aux marabouts, qui existent bel et bien en dehors de Pour que tu m’aimes encore de Céline Dion, pour arriver à leurs fins.

« Entre brouteurs, on se lançait des sorts les uns sur les autres pour récupérer leur argent », témoigne Alvin.

Le jeune homme a lui-même déjà sollicité un marabout grâce à une référence d’un ami brouteur qui venait de s’acheter une jolie voiture. Alvin a été terrorisé par cette première expérience, où le marabout – peut-être bien un charlatan – exigeait le sacrifice d’un enfant pour réaliser ses souhaits. La littérature semble toutefois indiquer que les véritables marabouts n’exigent pas d’offrandes, contrairement aux charlatans.

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Mais ça ne l’a pas empêché de faire appel aux services d’autres marabouts, plus tard, pour faire tomber des clients amoureux.

Un second marabout a accepté de l’aider en échange d’un coq noir et d’un mouton. Il a utilisé le sang du premier et mangé le cœur du second pour que la magie opère à l’endroit d’une victime d’Alvin. Le surlendemain, son client lui aurait viré 2000 euros.

Après ce succès, Alvin est retourné chez le marabout en apportant des coqs noirs chaque fois qu’il voulait faire tourner la chance en sa direction.

Plus tard dans son récit, il me dit qu’un troisième marabout lui a fait boire de l’eau dans laquelle baignaient des asticots et des insectes.

Et chaque fois, l’argent était au rendez-vous, assure-t-il le plus sérieusement du monde.

Chapitre 6 : Une amitié improbable

La vie d’Alvin a pris une tournure inattendue il y a cinq ans, lorsqu’il a rencontré Karine, une Québécoise qui avait accepté son invitation sur Facebook.

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La principale intéressée n’a jamais été dupe face à celui qui se présentait comme un bel homme blanc d’un certain âge. « Tu t’en doutes quand c’est quelqu’un qui t’ajoute sur les réseaux et qu’il est vraiment en dehors de ta ligue », lance-t-elle avec humour.

Dans la quarantaine, la travailleuse sociale a continué de discuter avec Alvin, curieuse de voir où cet échange la mènerait.

Tout allait comme prévu pour Alvin, jusqu’au jour où Karine lui a fait une demande particulière : une photo de lui avec un doigt dans le nez.

Et pas dans dix minutes : sur-le-champ.

« Je lui ai dit que c’était pour moi la seule façon d’être certaine que je savais à qui je parlais », affirme Karine, qui entendait ainsi le démasquer.

« Je ne pouvais pas lui envoyer ça, je n’avais pas le temps de trafiquer une photo », admet Alvin.

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Voyant bien qu’elle avait déculotté son interlocuteur, la Québécoise n’a pas mâché ses mots.

« Elle a commencé à m’insulter, à me dire que j’étais un lâche, un loser… Elle m’a dit que j’étais un arnaqueur, que je n’avais pas de couilles », relate Alvin, disant avoir été profondément bouleversé par cette confrontation.

« Je voulais me déconnecter, la supprimer, mais non. Ce n’est pas normal qu’une femme me ridiculise à ce point. Je suis un grand brouteur », me dit-il très sérieusement, insistant sur le mot « grand ».

Alvin a donc décidé de montrer son vrai visage à Karine.

Avec le doigt dans le nez.

En voyant la photo, Karine éclate de rire. Puis, l’hilarité fait place à la curiosité. Elle nous raconte :

Karine lui ai dit : ‘’Peut-être que vous avez l’impression qu’on est tous riches, mais ici, le coût de la vie est beaucoup plus élevé.’’ »

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Elle a aussi décrit à Alvin les conséquences du broutage sur ses victimes. Que certains perdaient tout ce qu’ils avaient.

Ce jour-là, Alvin a décidé que tout était fini. Au fil du temps, Karine et lui ont forgé une amitié improbable.

« J’aurais pu l’envoyer promener et continuer ma vie comme si de rien n’était », reconnaît Karine. Mais je pense que j’avais besoin de comprendre pourquoi il faisait ce qu’il faisait. »

« J’ai l’impression qu’il est un grand romantique. Il aime aimer. », ajoute la Québécoise, qui a d’ailleurs joué l’entremetteuse entre l’ex-brouteur et moi.

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Chapitre 7 : Rester sur le droit chemin

Aujourd’hui, Alvin habite dans une petite maison de quatre pièces avec sa mère et ses sœurs.

Quand je lui demande s’il a parfois songé à reprendre du service, Alvin m’assure que non.

« J’ai changé, j’ai pris de l’âge. Et puis, c’est moins facile qu’avant, plusieurs sites sont payants. »

Ça, c’est sans compter les progrès technologiques, comme les deepfakes par intelligence artificielle, des munitions de plus dans l’artillerie des brouteurs.

Il est encore très reconnaissant que Karine l’ait conscientisé au mal qu’il aurait pu faire s’il avait continué dans la voie du broutage. Aujourd’hui, il tente de faire de même auprès d’amis qui sont encore dans le milieu.

Il a réalisé que la « dette coloniale » qu’il tentait de faire payer aux Blancs était finalement une illusion et il souhaite désormais faire sa part pour limiter les dégâts.

Et réparer les siens, en quelque sorte.

« Si j’ai décidé de me confier, ce n’est pas pour de l’argent ni la visibilité. C’est parce que je sais ce que c’est, le broutage, les vies que ça détruit et je veux que ça cesse », plaide-t-il.

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Parce qu’il a quitté le « métier », Alvin est devenu un paria, répudié par ses anciens collègues brouteurs.

Même s’il a commis de nombreuses fraudes amoureuses, le grand amour, le vrai, Alvin y rêve toujours. Il prétend vouloir « trouver l’amour et fonder une famille ».

Alvin me raconte qu’au tout début de cette histoire, il avait tenté de contacter des femmes sous sa véritable identité.

« Aucune femme ne me répondait parce que j’étais en Afrique. »

C’est quand une femme lui a suggéré de déménager en Europe qu’il a changé de méthode. « Ça m’a complètement déchiré », dit-il.

En Côte d’Ivoire, l’argent est l’équivalent de Cupidon, m’explique-t-il.

« Toutes les femmes que j’ai rencontrées ici m’ont quitté parce que je n’avais pas assez de moyens, avance Alvin. Beaucoup d’hommes sont célibataires parce que leur femme les quitte pour aller avec un autre plus riche. »

« On est plusieurs à penser ça : ici, si tu n’as pas d’argent, tu n’as pas le droit d’aimer », ajoute Alvin.