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Sur le papier, Euphoria ressemble à tous les autres teen-dramas auxquels nous sommes déjà habitués. Une bande de lycéens aux prises des maux souvent extrêmes de leur jeunesse — amourettes toxiques, amitiés bancales, parents ennemis, quête d’identité, hormones en feu et addictions multiples. Mais à l’exécution, Euphoria ne trouve son égal nulle part.
« C’est un Skins à la sauce Skam avec un zeste d’Assassination Nation et une pointe de Trainspotting… sans héroïne, par contre. »
Décrire son efficacité avec justesse n’est jamais une affaire simple. On a toujours peur d’oublier un aspect, mais de trop en dire tout en dénaturant un élément important. Quelques rares fois, les comparaisons à rallonge aident un peu — « c’est un Skins à la sauce Skam avec un zeste d’Assassination Nation et une pointe de Trainspotting… sans héroïne, par contre. »
Et dans cette difficulté à trouver le bon terme réside la preuve que Sam Levinson a bel et bien créé un bijou télévisuel, avec Euphoria. En voici ses plus grandes forces.
Un casting AUX PETITS OIGNONS
La manière dont chaque acteur fait corps avec son personnage contribue à construire l’ADN unique de cette série.
Commençons tout d’abord par Zendaya Coleman, l’actrice hors-pair sur laquelle toute la trame repose. L’aisance avec laquelle elle se glisse sous la peau de Rue Bennett, soit l’héroïne principale, donne l’impression qu’elle n’a jamais été autre chose que cette adolescente addict au regard désabusé, des paillettes séchées sur les joues. Noyée dans ses gilets monochromes larges, d’éternelles Converses aux pieds, elle incarne avec une rare justesse cet inconfort de l’adolescence où notre corps devient notre propre prison.
Que ce talent brut ait originellement éclos dans les écuries de Disney reste jusqu’à ce jour insolite. Oui, Zendaya, je me souviens encore des collants à rayures multicolores que tu portais dans la série Shake It Up.
Tout le casting d’Euphoria est un sans faute, à vrai dire. L’équilibre entre glamour et blasé caractérisant Maddie n’aurait pu être mieux dosé qu’entre les mains d’Alexa Demie. Quant à Jules, son aura angélique est désormais indissociable de l’actrice Hunter Schafer. De même pour Fezco — aka le-dealer-au-grand-coeur — que porte à l’écran Angus Cloud, un troublant sosie du feu rappeur Mac Miller. La liste pourrait même s’étendre à Jacob Elordi à qui l’on doit le personnage le plus détesté du petit écran existe : Nate Jacobs. La manière dont chaque acteur fait corps avec son personnage contribue donc à construire l’ADN unique de cette série.
Un cataclysme sensoriel
On ne peut parler d’Euphoria sans aborder sa cinématographie. Elle n’est pas bonne, elle n’est pas géniale : elle est parfaite. Les images sont des feux d’artifices où chaque couleur possède sa signification précise. Rien n’est jamais laissé au hasard : du rouge colérique noyant Nate au bleu de pureté suivant Jules, en passant par l’oscillation du chaud au froid d’une Rue aux émotions changeantes, sans omettre la riche palette de violet annonciatrices des instants forts. Et le résultat est de toute beauté.
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Si l’image est un langage, la caméra en est sa ponctuation. Bien plus qu’un simple cadre, elle est ici une entité palpable et omnisciente donnant à Euphoria ce rythme si intense. Chaque mouvement est autant un prolongement de la narration qu’une plongée sans tuba au sein de la psyché des personnages. Et lorsque le spectateur remonte à la surface, c’est avec une compréhension plus complète du chaos qui les ronge.
« Quand tu regardes tes années adolescentes, elles paraissent semi-magiques mais semi-folles et semi-psychotiques. »
La caméra est aussi ce fil invisible qui connecte chaque personnage et sous-histoire en un ensemble solide et cohérent. Dans le quatrième épisode, la magnifique scène reliant Fezco à Rue, à Jules, à Kat, à Nate puis à Maddie, le tout en un seul travelling ininterrompu de deux minutes dans un décor de fête foraine, en est un exemple épatant.
Et n’oublions pas la bande son sans laquelle rien n’aurait été possible. Composée par l’auteur-compositeur-interprète Labrinth, elle contient l’âme des images et complète leurs sens. Le style musical est éclectique, passant du gospel au hip-hop avec quelques virages électroniques ici et là. Un patchwork voulu et, surtout, nécessaire à la construction de l’atmosphère. « Quand tu regardes tes années adolescentes, elles paraissent semi-magiques mais semi-folles et semi-psychotiques », expliquera Labrinth au magazine Rolling Stone. « Je voulais être sûr que la musique se ressente ainsi. »
SOUS LES PAILLETTES, LA VÉRITÉ
Le but de la série n’est pas de représenter un quotidien adolescent simple, mais d’en présenter une version interprétative, exacerbée et, oui, euphorique.
Une critique récurrente d’Euphoria porte justement sur cette cinématographie tirée aux quatre épingles. Beaucoup l’estiment excessive, autant sur la forme que sur le fond. Les couleurs seraient trop léchées pour représenter la réalité, les maux seraient trop brutaux pour de simples adolescents, les maquillages seraient trop élaborés pour être portés dans la vie réelle : tel est le podium des griefs fréquents.
Et à ceci, je réponds : évidemment. Le but de la série n’est pas de représenter un quotidien adolescent simple, mais d’en présenter une version interprétative, exacerbée et, oui, euphorique. Dès le titre, le ton est donné. Interviewé par Vulture, le réalisateur Sam Levinson sera même très clair à ce sujet. « Je ne suis pas intéressé par le réalisme. Je suis intéressé par le réalisme émotionnel », dira-t-il. Ce qui importait pour lui dès le départ était que chaque scène soit une « représentation d’une réalité émotionnelle » plutôt qu’une copie verbatim de ce que chacun connaît déjà.
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Néanmoins, malgré ce parti pris, une justesse factuelle persiste. Car oui, les adolescents d’aujourd’hui se droguent, et bien plus qu’avant. Oui, leur santé mentale est en net déclin. Oui, les relations à cet âge peuvent s’avérer toxiques. Oui, des mineurs peuvent être cruels entre eux. Oui, le sexe est discuté aussi crûment dans les couloirs du lycée — et avec des métaphores qui feraient pâlir Baudelaire. Nier tout cela serait s’enfermer dans un triste déni.
Pour être pointée du doigt, cette hypersexualisation doit être dépeinte.
C’est pourquoi je trouve la seconde critique portant sur le rapport à la sexualité dans Euphoria…discutable. Il est indéniable que la grande majorité des ébats filmés le sont avec des personnages qui n’ont pas plus de dix-sept ans. Le fait que ces mêmes adolescents s’engagent dans des chemins pour le moins discutables et dangereux est tout aussi incontestable.
Je ne peux cependant pas dire avoir été choquée par ce qui a été une normalité, durant ma propre adolescence. Le fait est que les enfants d’hier veulent aujourd’hui grandir vite et que le sexe, à bien des égards, est vu comme un rite de passage. Cette impression n’est pas aidée par l’omniprésente sexualité dans laquelle nous baignons au quotidien — publicité, réseaux sociaux, productions culturelles… J’ai donc perçu en Euphoria une volonté de dénoncer ce phénomène. Et paradoxalement, pour être pointée du doigt, cette hypersexualisation doit être dépeinte.
LE MOT JUSTE
Une dernière qualité d’Euphoria est que chacun puisse soit se retrouver, soit comprendre une trajectoire différente par le biais de l’empathie. Les deux épisodes hors-séries respectivement consacrés à Rue et Jules le démontrent avec brio.
Et c’est ici l’exploit que parvient à relever le script d’Euphoria : rendre palpables des réalités lointaines et mettre Les mots justes sur des réalités familières.
Jules est une jeune adolescente blanche, américaine, transgenre et relativement aisée avec laquelle je ne partage que peu de similarités. L’entendre parler avec vulnérabilité de son rapport à son identité tout au long de son épisode m’a cependant touchée en plein coeur. Quant à Rue qui, tout comme moi, a perdu un parent jeune et passé le restant de sa vie à essayer de comprendre l’absurdité de la mort, son épisode m’a fait l’effet d’un coup de poing.
Et c’est ici l’exploit que parvient à relever le script d’Euphoria : rendre palpables des réalités lointaines et mettre les mots justes sur des réalités familières. Saupoudrez le tout d’une mise en scène haute en couleur portée par d’excellents interprètes et il vous est servi un chef d’oeuvre.