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La poutine est-elle un intouchable culinaire ?

C'est compliqué.

Par
Alexis Magnaval
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On le sait, un mini-scandale a enflammé le web québécois au début du mois. Frites, fromage en grains bleu et rose, colorants alimentaires dans la sauce, le tout pour un résultat arc-en-ciel. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la poutine-licorne, dernière invention d’un restaurant de Toronto, a été accueillie avec pas mal d’animosité. Notamment après le tweet d’un compte du gouvernement fédéral censé promouvoir la culture canadienne, qui a engendré ce magnifique tweet-ratio (théorie selon laquelle, quand les commentaires dépassent largement les retweets et les likes, c’est qu’il y a une couille quelque part).

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Émojis-vomis, appels à l’indépendantisme… petit florilège des réactions de Québécois outrés.

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Blasphème ? Intention maléfique ? Volonté de troubler l’ordre public au Québec ?

« On n’a pas voulu offenser qui que ce soit », précise d’emblée Carmine Riossi, co-fondateur du restaurant, joint par URBANIA. Le patron, tout fier d’avoir enregistré un record de ventes historique le lendemain du fameux tweet, met en avant le succès de son plat. « L’impact négatif a été plus gros sur Internet. Beaucoup de gens n’aiment pas, beaucoup adorent, c’est mitigé. Mais pour tous ceux qui viennent ici, c’est le coup de foudre. On n’a pas eu une seule réaction négative. À la seconde où ils la commandent, c’est la joie, ils prennent des photos et tout…»

Insta-worthy en effet, comme le souligne blogTO, mais l’hostilité rencontrée en ligne soulève une question plus générale : c’est correct de faire ce qu’on veut avec le plat emblématique de la gastronomie québécoise ? La poutine est-elle intouchable ?

Autrement dit, est-ce que la seule poutine authentique se limite au combo frites/fromage en grains/sauce brune ? Ou est-ce qu’elle est un médium, une base, un socle, sur lequel on peut se permettre d’être créatif ?

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On pourrait convoquer la même controverse avec la pizza : les puristes considèrent que la seule authentique est la Margherita : créée pour la reine Marguerite de Savoie en 1889, elle était agrémentée de tomate, de mozzarella et de basilic, pour un résultat tricolore, comme le drapeau italien. Pendant ce temps, les plus aventuriers ne disent pas non à un combo ananas-jambon sur leur pizza hawaïenne.

«La vraie poutine c’est avec de la sauce brune»

Il y a dans un camp les traditionalistes, comme Ashton Leblond, le parrain de la poutine version fast-food. « J’ai un peu de misère avec ces couleurs-là dans l’alimentation », réagissait le fondateur des restaurants Chez Ashton, à TVA. « Tu peux avoir des couleurs comme ça dans un crémage de gâteau, mais ça ne va pas sur une poutine. Je ne pense pas qu’ils vont faire des ravages avec ça. »

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Du côté de certains restaurateurs montréalais, on est moins tranché. Passons la porte de L’Anecdote, sur Rachel. Lorsqu’on leur fait découvrir la photo de la fameuse mixture bleu et rose, le trio derrière le comptoir marque d’abord un petit recul de dégoût. « Ça m’intéresserait pas d’essayer, là ça devient un peu chimique », note Catherine Valois, co-propriétaire. Avant de préciser qu’il ne faut pas non plus rester figé sur ses principes. « En 2019 il faut savoir se réinventer en permanence, y aller avec les tendances, c’est l’avantage de ce plat. Et parfois la clé du succès justement : « quand on a repris ici il y a 36 ans, il y en avait 2 sortes et on en a inventé d’autres. Aujourd’hui, celle qui marche le mieux est notre recette au filet mignon et sauce au poivre. »

Quelques mètres plus loin, Mike Alves, fils du propriétaire de Ma Poule Mouillée, n’est pas vraiment hypé, pas vraiment scandalisé non plus. Mais reste sceptique : « Ça donne pas une bonne image de la cuisine. C’est ok d’élaborer avec des ingrédients variés, mais la vraie poutine c’est avec de la sauce brune. »

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En matière d’adaptation de la poutine, il y a un établissement coutumier du fait : la Banquise, partenaire de vos collations nocturnes et, bien sûr, toujours très sobres. Avec une trentaine de recettes au menu, Catherine Lauzière, la gérante, confie que le staff a trouvé ça « très rigolo, mais n’était pas outré«. «On fait des variations en partant de la classique, surtout pour nos poutines du mois. Il n’y a pas vraiment de limites, mais de là à changer notre sauce et notre fromage, on n’aurait pas osé. »

«Ça donne pas une bonne image de la cuisine. C’est ok d’élaborer avec des ingrédients variés, mais la vraie poutine c’est avec de la sauce brune.»

Sylvain Charlebois, prof à l’université Dalhousie, à Halifax, s’est penché sur le sujet. Dans son livre à paraître, Poutine Nation, The Unglamourous Rise of a Canadian Culinary Icon, il a tenté de comprendre le succès mondial du mets québécois. Il en a dressé un inventaire mondial et avoue avoir même rencontré par-ci par-là des poutines version « pirate, peanut ou Snoopy ». Pour lui, si les Québécois sont réticents à des adaptations trop poussées, l’explication est d’ordre culturel.

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« J’ai fait le tour du monde et on en trouve partout, à Brisbane, en France… Ce que moi j’en comprends, c’est que quand on est au Québec, c’est un mets québécois. Tandis qu’ailleurs il y a eu un phénomène d’appropriation culinaire et on en fait un mets canadien. »

Forcément, travestir un élément culturel qui ne vous appartient pas n’est pas un souci quand on n’y est pas viscéralement attaché. « J’ai l’impression qu’on veut provoquer aussi, poursuit Sylvain Charlebois. Ce que j’ai remarqué, c’est que dès qu’il y a une innovation qui arrive de l’extérieur du Québec et qui la redéfinit, ça prend pas aussi facilement, parce que ça vient du Québec. C’est pas sacré mais ça vient de chez nous. Dans le fond, on tente de redéfinir un produit qui demeure authentique. C’est mal perçu, mal accepté de la part des Québécois. À Toronto c’est de l’amusement, on trahit personne, il n’y pas d’histoire associée à la poutine, elle est pas ancrée dans les traditions alimentaires de l’Ontario. »

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Quoi de mieux enfin que l’avis de l’établissement considéré comme un des deux potentiels créateurs de la poutine : le Roy Jucep, à Drummondville ? (quant aux partisans de la paternité du plat à Warwick, vous pouvez venir m’insulter en DM).

« C’est un peu comme la pizza. On reste avec la base mais on rajoute des ingrédients pour les plus téméraires. C’est la même affaire avec poutine. »

« C’est un peu comme la pizza, compare la directrice Mylène Héroux. On reste avec la base mais on rajoute des ingrédients pour les plus téméraires. C’est la même affaire avec poutine. » La version licorne, legit ? « J’ai été très amusée sincèrement. J’aurais aimé ça y avoir pensé avant et je l’aurais probablement fait, par curiosité. Quoi ? Le berceau du plat québécois, disposé à une telle audace ? «Je mettrais pas ça dans mon menu, peut-être pour une poutine du mois mais pas sur le long terme», précise la gérante. « L’originalité est acceptée mais pas tant finalement, seulement jusqu’à un certain point. »

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Seule certitude au final, la poutine-licorne a fait parler. « Cet entrepreneur-là a fait le meilleur coup qu’il puisse faire », analyse-t-on au Roy Jucep. Qu’on en parle en bien ou en mal, il a suscité une réaction ». Et si c’était ça le point ?